Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 268

[Dieppe, vers le 10 ou 11 août 1895]1

A Maria Hahn

Chère sœur,

Je vous prie instamment de m'envoyer, au plus vite, Baldassare par la poste et recommandé : je crois que c'est à Paris qu'il serait utile, mais quitte à l'y renvoyer, je ne peux pas attendre une heure (et il va falloir que j'attende deux jours !) pour lire vos remarques 2. Cruelle sœur, ne pas les avoir transcrites dans votre lettre, pour que je les puisse voir tout de suite. Comment, mon propre enfant a eu quelque chose à la distribution des prix, et vous me le laissez ignorer dans les détails. Que ne venez­vous ici où vous êtes désirée, attendue, - et vous seriez couchée et nourrie assez confortablement. Je ne sais si je pourrai y rester, n'y respirant [pas] bien, mais mon hésitation est encore ignorée pour m'épargner les " conseils " qui pour être bien intentionnés n'en sont pas moins toujours irritants. Je vous imagine sans cesse à Saint-Germain, bien belle dans la forêt dont vous êtes la vraie Diane (malgré que Madame la marquise de Saint­Paul en ait usurpé le prénom, non la grâce) 3 vous avez sa chevelure divine et impétueuse, et dans les yeux, et sur les joues la joyeuse animation de la chasse. Mais votre esprit qui serait terrible s'il n'était pas si obéissant à votre bonté, ne tue jamais parce qu'il ne vise personne et les pauvres bêtes des bois n'ont pas plus à trembler à. votre approche que nous tous à qui vous n'inspirez que l'effroi, qui pour une imagination bien née, est inséparable de la vision de la beauté!
Madame Lemaire s'occupe à nous rendre la vie confortable et facile. Les repas excellents, et pour la musique, Reynaldo n'ayant pas de piano, c'est la mer et le vent qui ont repris le rôle. Le premier titulaire pousse la bonne camaraderie jusqu'à venir les écouter avec plaisir. Et papa étant en voyage, c'est la mer qui est si bonne à tout faire et guérir, qui s'occupe de ma santé, du moins en grand et je me trouve très bien de ce médecin qui soigne à la fresque. Reynaldo est divin d'esprit, de bonté, de grâce.

Je vous aime bien respectueusement, ma sœur.

MARCEL.


1. BMP 3 (1953), 23-25 (n° I) ; Hahn 48-49 (n° XXXI). Cette lettre suit de peu l'arrivée à Dieppe, où Proust et Hahn sont les hôtes de Mme Lemaire. Or, le 10 août 1895, Hahn écrit de Dieppe pour annoncer à sa sœur Maria : " Marcel, je pense, t'écrira pour te remercier de ta lettre sur cet adorable Baldassare. " La hâte que Proust semble avoir de recevoir une réponse de la destinataire sur Baldassare indique qu'il a dû écrire cette lettre le jour même, ou le lendemain du jour où Hahn lui écrivait au même sujet.

2. La Mort de Baldassare Silvande, vicomte de Sylvanie, nouvelle à laquelle Proust travaillait quand il écrivit la lettre 190 à Hahn que je date du samedi soir [22 septembre 1894].

3. Allusion, semble-t-il, au mot de Montesquiou, que Proust citera plus tard dans son pastiche de Saint-Simon : "... il ne se contraignait en rien et de sa voix qu'il avait fort haute lançait devant qui ne lui revenait pas les propos les plus griefs, les plus spirituels, les plus injustes, comme quand il cria fort distinctement devant Diane de [Feydeau] de Brou, veuve estimée du marquis de Saint-Paul, qu'il était aussi fâcheux pour le paganisme que pour le catholicisme qu'elle s'appelât à la fois Diane et Saint-Paul " (PM, 78) (je corrige le nom Feydeau, qu'on estropie en " Peydan " dans le texte imprimé). Proust a donné exprès à la marquise de son roman le prénom de Diane, afin de pouvoir amener ce même mot dans la bouche de Charlus. Le passage existe dans un fragment manuscrit inachevé de Sodome et Gomorrhe qui est donné seulement en note dans l'édition de la Pléiade (II, 1183).