Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 288

[novembre 1895]1

Mon petit Reynaldo,

Merci de tout mon cœur de votre jolie lettre. Elle me prouve qu'il y a eu malentendu entre nous et que vous n'avez pas compris la mienne. Mais à quoi bon éclaircir tout cela à distance où je ne peux songer à vous que pour mieux sentir par votre absence tout ce que votre présence est pour moi et pour me réjouir, comme je le vois par une lettre exquise de Mademoiselle Suzette, que vous réjouissez en prolongeant votre séjour des amies que nous aimons tant. Aujourd'hui trop pressé pour leur écrire c'est vous que je charge de leur dire mes plus respectueuses tendresses. Je suis bien content que Madame Lemaire aille mieux. La Maison Calmann regrette bien de ne pas avoir ce qui est déjà fait pour commencer toujours 2. Elle le lui demandera dès son retour et Madame Lemaire n'aura ainsi besoin de donner les hors­texte qui manquent qu'au dernier moment. Et moi je lui demanderai 2 jours pour tout relire. France voulait bien aussi avoir Madame Lemaire à déjeuner avec sa fille et nous deux. Hervieu vient de me donner une nouvelle preuve de sa gentillesse pour moi qui m'a bien touché. Tous les vôtres sont très bien. J'ai passé une heure hier avec votre sœur Elisa et avant j'avais été toucher 150 francs à la Revue hebdomadaire 3. " J'estimerais beau 4". J'embrasse tendrement Madame Lemaire et Mademoiselle Suzette. Vous mon petit Reynaldo, en vous remerciant encore de tout mon cœur de me donner par ces lettres un peu du charme de votre conversation je vous serre la main et je vous envoie toutes mes amitiés (Je ne sais si je vous ai parlé des projets de Gregh 5. Si non dites-le­moi, car il faudra que je vous demande conseil).

MARCEL.


1. Hahn 50-51 (n° XXXIII). Cette lettre, évidemment écrite à l'automne de 1895 (voir les notes 2 et 3 ci-après), doit suivre de peu le retour à Paris après le séjour à Réveillon, et dater de la première quinzaine de novembre 1895.

2. Mme Lemaire a dû quitter Dieppe vers la mi-octobre pour s'installer au château de Réveillon, d'où elle écrivit à la maison Calmann-Lévy (probablement à M. Hubert) : "... Me voici installée à la campagne et toute disposée à terminer l'illustration du livre de Marcel Proust. Veuillez, dès que vous le pourrez, me le faire adresser au complet et imprimé à la machine... Je suis revenue très bien portante de la mer, et en bonne disposition de travail... " (catalogue de la librairie Jean-Pierre Cézanne, liste hors­série n° 10, n° 48). Le 19 du même mois, Suzette Lemaire écrivait à Maria Hahn pour la prier de " presser et bousculer " Proust et Hahn afin qu'ils viennent à Réveillon le plus tôt possible.

3. C'était la rémunération pour l'article La Mort de Baldassare Silvande, paru le 29 octobre 1895.

4. Citation de Verlaine, Romances sans paroles. œuvres, édition de la Pléiade, p. 129.

5. Gregh venait d'accomplir, en septembre 1895, son année de service militaire, et de reprendre ses fonctions à la Revue de Paris. Il venait lui-même d'écrire pour la Revue hebdomadaire un article sur les Tenailles, pièce de Paul Hervieu dont la première eut lieu à la Comédie-Française le 28 septembre 1895 (L'Age d'or, 224).