Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-1

A Mlle Maria Hahn

[1895 ou 1896]1

Mademoiselle et Chère amie,

Voici ce que je voulais vous dire. Levadé a tout à fait changé à mon égard et est devenu avec moi, comme l'est tout le monde (si vous me pardonnez cet orgueil) c'est-à-dire très gentil 2. Son indifférence ou son hostilité m'était plus égale que je ne saurais dire et j'y voyais (toujours avec le même orgueil) la preuve d'une absence de goût qui me le rendait peu intéressant. Il n'en est pas moins vrai que sa sympathie ou, car c'est peut-être trop dire, son amabilité me font grand plaisir en me rouvrant les yeux sur le charme si réel de son talent, de son caractère et de son esprit. Mais ce changement, dans une vie où nous sommes tous obligés de faire attention à tant de changements plus considérables, n'aurait peut-être pas valu que je vous inflige une lettre et y prête tant d'attention si je n'avais vu aussitôt dans ce changement l'œuvre de trois collaborateurs qui sont pour moi dignes de plus haut intérêt, je veux dire votre bonté, votre intelligence, sous les espèces tact, divination, finesse, etc., et votre gentillesse pour moi. Vous vous en défendrez sans doute, car les personnes qui aiment et savent faire le bien, le font dans l'ombre. Si j'ose en très petit me comparer à vous c'est dans l'ombre aussi, dans le silence que je prépare devant eux le chemin aux gens que j'aime, dissipant ici une prétention, fomentant là de longue date une sympathie, heureux plus que tout quand la rencontrant toute prête, ils ne voient pas mes ficelles que je ne laisse jamais traîner. Si j'ai eu une seconde l'audace de me comparer à vous, c'est pour vous montrer que je comprends toutes les délicatesses de votre nature et que si votre grandeur m'est étrangère, elle ne me reste pas incomprise. Votre vie est bien différente chère Mademoiselle Maria et je la souhaite aussi fleurie de joies que la mienne est présentement épineuse de douleurs. Mais les fleurs aiment à se pencher sur les gouffres, aurait dit un Romantique. Que la fleur que vous êtes continue à mettre du parfum et de la grâce au-dessus du gouffre que je suis. Ne laissons jamais aucun ennemi, aucune ruse des autres, ni en nous-mêmes aucun malentendu, aucun esprit d'ironie, briser notre sainte alliance. Notre alliance n'est pas de ma part un calcul, quoique je sache combien vous pouvez plus pour moi, que je ne peux pour vous, moi qui n'imagine même pas comment je pourrais jamais rien pour vous. Mais vous savez qu'en cela les voies de Dieu sont très obscures et que souvent c'est la fourmi qui rend service au lion. Et puis qu'importe, deux personnes qui se soutiennent dans la vie triomphent de tous les obstacles, ou plutôt en triompheraient car cela n'arrive jamais : mon grand désir de vous plaire, en tous cas, me fait accepter tous vos bienfaits sans embarras, n'étant jamais avec vous en reste de tendresse.

A vous,

Marcel Proust.


1 * Cette lettre doit être postérieure de quelque temps à celle que je date du Lundi matin [24 septembre 1894], lettre que Proust a écrite avant de connaître personnellement Charles Levadé. (Voir Cor, I, p. 333, la lettre 191 à Reynaldo Hahn ; Qui êtes-vous ? 1909-1910, p. 316.) Cf. la note suivante.

2. Il s'agit de Charles-Gaston Levadé, compositeur de musique, né à Paris le 3 janvier 1868, décédé en 1948. En parlant du changement d'attitude de Levadé envers lui, Proust explique peut-être ce qu'il voulait dire, dans sa lettre à la même que je date de [Dieppe, août 1895] (Cor, I, 418), où il qualifie Maria Hahn d' " intelligente conseillère de Levadé " (Cor, I, 418). Il évoque Levadé dans son pastiche de Flaubert intitulé Mélomanie de Bouvard et Pécuchet. Il avait écrit ce pastiche au château de Réveillon, le même soir où il a écrit une lettre à Reynaldo Hahn que j'ai pu dater du Lundi soir 27 août ou 3 septembre 1894. Mais le passage sur Levadé, qui ne figure pas au manuscrit, a dû être ajouté plus tard sur épreuves. (Voir Cor, I, 318 à 320, lettre 182, et notes 1 et 2. Cf. éd. de la Pléiade, t. IV, pp. 62 à 65 et 931, note 2.)