Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-9

Minuit moins vingt [mars 1896] 1

Mon petit Reynaldo

Comme Delafosse avait joué, Mademoiselle Suzette chanté et que j'avais oublié mon Cahier chez Madame Lemaire ce qui m'a obligé à revenir à cause de " Méchant ", je ne suis arrivé chez vous qu'à onze heures. J'ai frappé et même - une seule fois - sonné. Je n'ai entendu aucun bruit, vu aucune lumière, on ne m'a pas ouvert et je rentre bien triste. Dormez-vous seulement? -.

On vous portera ce mot demain matin et on ne me donnera votre réponse qu'à 10 heures (comme cela je serai chez M. Neveu à onze heures) à moins que vous ne mettiez sur l'enveloppe qu'on me la donne avant dix heures, mais à moins que cela ne soit utile, non et alors ne mettez rien sur l'enveloppe ou enfin comme vous voudrez. Dans cette réponse vous me mettez où je dois trouver M. Neveu, si c'est ma carte ou la vôtre que je dois lui faire passer, ce que je dois lui dire, si je dois le remercier, s'il me connaissait etc etc etc. J'ai bien peur que cela ne marche pas, mes parents trouveront je le crains que c'est trop peu de chose, car,j'avais dû y entrer avant ma licence 2. Sans cela ce serait un rêve. Que vous êtes bon Reynaldo. Maman était émue de votre gentillesse et je vous remercie et vous embrasse de tout mon cœur. Je vous avais apporté des petites choses de moi et le début du roman 3 que Yeatman lui-même près de qui,j'écrivais a trouvé très poney. Vous m'aiderez à corriger ce qui le serait trop. Je veux que vous y soyez tout le temps mais comme un dieu déguisé qu'aucun mortel ne reconnaît. Sans cela c'est sur tout le roman que tu serais obligé de mettre " déchire ". Je viens d'avoir le courage de rendre un billet à Delafosse. Je trouve que les 60 francs que cela fait, suffisent. puisque cela se renouvelle tous les ans 4.

Ton ami

Marcel.


1. Hahn 52-53 (n° XXXV). Lettre que je date par les allusions au " début du roman " (voir la note 3 ci-dessous) et au billet rendu à Delafosse (voir la note 4). Comme il s'agit évidemment des deux concerts que ce dernier allait donner en public le 21 et le 28 mars 1896, Proust doit écrire peu de jours avant le 21 mars 1896, date du premier des deux concerts.

2. Il s'agit de sa licence ès lettres, que Proust obtint le 27 mars 1895. Il l'avait préparée afin d'être qualifié pour un poste de bibliothécaire. N'ayant pu obtenir celui d'attaché à la bibliothèque Mazarine, il espère être nommé à la bibliothèque de l'Ecole des Beaux-Arts. Pol-Louis Neveu (1865-1939), après avoir été attaché à la bibliothèque de la Mazarine et secrétaire personnel de Leygues alors que celui-ci était ministre de l'Instruction publique, fut nommé, en novembre 1894, sous-bibliothécaire à l'Ecole des Beaux-Arts (Chronique des Arts, 24 novembre 1894, p. 282). En 1898 il fut nommé chef adjoint au cabinet du ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts (Qui êtes-vous ? 1908, p. 362).

3. Le début du roman : il s'agit de Jean Santeuil, que Proust avait commencé à écrire à Beg-Meil en septembre 1895. Il vient d'ajouter un premier chapitre, ou prélude, le récit de la rencontre de l'écrivain G., qui laisse en mourant le manuscrit de son roman sur Jean Santeuil. (Voir mon Historique du premier roman de Proust, dans Saggi e ricerche di letteratura francese, vol. IV (1963), p. 235.)

4. Léon Delafosse donna à la salle Erard deux concerts cette année-là, lesquels eurent lieu les samedis 21 et 28 mars 1896 (Le Gaulois des 23 et 30 mars 1896). Ces concerts furent donnés sous le patronage de Montesquiou, qui veilla à ce qu'il y eût affluence mondaine.