Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-44

[Le vendredi 3 ? juillet 1896] 1

Mon bon petit Reynaldo

Je vous ai télégraphié ma réponse. Je serais heureux que sans avoir les fatigues d'un nouveau voyage vous puissiez profiter un peu de suite de votre " bonne Allemagne " comme dit la Reine dans Ruy Blas. Je ne suis pas comme les Lemaire hostile à tous les endroits où nous ne pouvons pas être ensemble 2. Et ravi de vous savoir au calme je souhaite que vous y restiez le plus longtemps possible. je vous jure que si les rares instants où j'ai envie de prendre le train pour vous voir tout de suite se rapprochaient et devenaient intolérables je vous demanderais de venir ou que vous reveniez. Mais cette hypothèse est tout à fait invraisemblable. Restez là-bas tant que vous y serez bien. De temps en temps seulement mettez-moi dans vos lettres, rien de mosch, pas vu de mosch, parce que bien que ce soit sous-entendu par vous, je serai plus content que vous le disiez quelque fois. Et je suis content - sans abnégation - que vous restiez. Seulement je serai bien content aussi, ah! mon cher petit, bien bien content quand je pourrai vous embrasser, vous vraiment la personne qu'avec Maman j'aime le mieux au monde. Pour en finir sur les projets et très vite (car je m'attache à ne rien vous écrire qui puisse vous agacer ou vous ennuyer, n'ayant pas la faculté à distance de vous apaiser par mille petites gentillesses de poney que je garde pour le retour) si vous revenez je serai sans doute à Paris ou plutôt à Versailles avec Maman, c'est-à-dire tout près de votre petit Saint-Cloud. Puis à la fin d'août j'irais avec Maman passer un mois ou un peu plus à la mer, prés de votre Villiers, Cabourg par exemple. Si vous aimez mieux Bex, j'irai à Bex avec Maman ou peut-être sans elle, mais alors je crois qu'il faudra tout de même que j'aille avec elle à la mer qui je crois lui fera du bien. Mais peut-être beaucoup d'air élevé pourra-t-il le lui remplacer. D'ailleurs elle ne veut passer qu'un mois avec moi voulant le reste du temps que je me " distraie ". Seulement préférez-vous Bex à un autre endroit de Suisse. Si oui c'est convenu sinon on me dit que c'est si chaud, si brûlant. Et puis si nous ne pouvons pas nous voir du tout nous penserons l'un à l'autre. Pour les Lemaire je crois qu'elles partiront sous peu pour Dieppe. Puis Madame Lemaire compte louer quelque chose vers Versailles (mais tout cela est excessivement vague et " si vous voulez que je vous dise " je crois qu'elle ira à Réveillon) (où Mademoiselle Suzette qui ne peut pas laisser seule sa " pauvre vieille tante " est décidée à aller de toutes façons) (ici noter que Madame Lemaire qui se porte mal à Réveillon et ne peut y travailler hésite terriblement de peur d'ennuyer sa fille, tandis que sa fille n'a même pas songé une minute à abandonner Réveillon. Je le remarque seulement et il ne faudrait pas conclure que je trouve la mère meilleure que la fille, car elles sont bonnes toutes deux et la fille est malgré tout plus tendre). Mais elles sont parfaitement résignées à ne pas nous voir cet été. Seulement je crois que cela leur ferait plaisir si en Octobre nous allions soit à Réveillon soit à la propriété de Madame Lemaire et j'avoue mon cher petit que je crois que ce serait assez amour (ici Reynaldo : " Qu'est-ce que tu as dit : assez amour? ai-je bien entendu? "). Tu te serais tordu si tu avais assisté hier au retour de Clairin 3 (très changé de mine le pauvre homme) (et à qui comme un petit menteur j'ai dit que tu m'avais demandé de ses nouvelles dans ta dernière lettre). Notre Edouard 4 ayant blagué Clairin à Madame Lemaire elle le prend en pitié et le pauvre homme était déçu à voir tous ses souvenirs de flamme sur l'Egypte aller s'éteindre un à un au bord de Madame Lemaire immobile comme un lac souriant et perfide. Malgré cela au bout de quelque temps elle s'est mise à écouter avec cet air de sérieux profond que donne une profonde distraction ses récits d'art. Ou plutôt je crois bien qu'elle écoutait et cela donnait à peu près ceci :

CLAIRIN. - Car vous savez les Grecs, leur ont tout pris, je parle des Grecs d'Ionie.

Mme Lemaire. - Oui, oui.

CLAIRIN. - Et alors on sort des têtes qui ressemblent toutes à ces têtes trop minces de la 4° dynastie qui sont au Musée de Sienne.

Mme Lemaire. - Oh! ça oui, ça doit être curieux.

CLAIRIN. - Et leur Sphinx qu'ils appellent le Père de la Terreur.

Mme Lemaire. - Oui, oui.

CLAIRIN. - Il est bien nommé et ils se rendent si bien compte de cette impression qu'on a sous ce ciel d'Egypte.

Mme Lemaire, interrompt au nom d'Egypte. - Oui, oui.

CLAIRIN, reprenant. - Sous ce ciel d'Egypte, des nuits d'Egypte, où il semble [tant] que les étoiles vont tomber, que dans leurs peintures ils peignent leurs étoiles suspendues à une ficelle.

Mme Lemaire. - Oui, ça doit être curieux ça, ça doit même être (appuyant) très curieux... (Silence, en souriant...) Notre Jotte 5... (Riant plus), etc...

Madame Lemaire a été ravie de la fête des Castellane 6. Au fond je ne sais pas très bien ce que ça a dû être. Madame Lemaire m'a dit : " C'était tout à fait comme au grand siècle, vous savez, du pur Louis XIV. "

Madame de Framboisie m'a dit : " On se serait cru à Athènes " et notre Tur 7 dit dans Le Gaulois : " On se serait cru au temps de Lohengrin. " Vous comprenez que je n'aie pas des idées très exactes sur l'époque que le " jeune Comte " a reconstituée. Le Gaulois a été à ce propos plein de perles. Par exemple vous savez que pour dire que l'armée doit céder aux lois à la magistrature, les latins disaient " cedant arma togae " la toga étant le vêtement des hommes occupant des fonctions de ce genre, Meyer raconte que dans le ballet dansé à la fête Castellane, des guerriers terribles paraissent, mais bientôt de belles jeunes femmes se joignent à eux, les désarment et notre tur s'écrie : " cedant arma togae ! " 8 Je n'ai pas la place de tout vous dire je n'ajoute que ceci. Vous savez qu'à cette fête il y avait 3 000 personnes. Le Figaro ajoute solennellement : " Tout le grand monde parisien était là. Nous ne donnerons aucun nom. Car si le grand monde était là tout entier c'était incognito, à cause de la mort de Mgr le duc de Nemours 9. " Comme ils ne portaient pas de masque, je me demande en quoi consistait l'incognito. Et c'est un bon truc pour aller dans le monde en étant en deuil. J'aurais mille autres choses à vous dire mais il se fait tard et je vous embrasse de tout mon cœur en vous priant d'embrasser votre sœur Maria.

Marcel.

Maman n'est pas trop mal. Elle me paraît prendre le dessus de son immense chagrin avec plus de force que je n'espérais 10.


1. Hahn 57-60 (n" XXXIX). Semble dater du lendemain de la fête donnée par Boni de Castellane le jeudi 2 juillet 1896 (voir des notes 6, 8 et 9 ci-après).

2. C'est l'attitude attribuée aux Verdurin dans Du côté de chez Swann, I, pp. 189 à 190 et ailleurs. - Hahn est à Hambourg chez une de ses sœurs. Il sera de retour avant le 16 juillet 1896 (voir ci-après, la lettre 47, note 4).

3. Georges-Jules-Victor Clairin (1843-1919), peintre français, était le portraitiste de Sarah Bernhardt, de Mme Gabrielle Krauss et d'autres célébrités. Il acheva la décoration de l'escalier de l'Opéra commencé par Pils. (Larousse du XX° siècle, II, 284.)

4. Edouard Risler, pianiste que Proust prendra comme modèle du "jeune pianiste" protégé par les Verdurin; il est évoqué plus tard sous le nom de Dechambre. Joseph-Edouard Risler est né de parents français, à Baden-Baden, le 23 février 1873; il mourut à Paris le 22 juillet 1929. Brillant interprète de Beethoven et de Liszt, il fut professeur de piano au Conservatoire de Paris.

5. Jotte ou Jojotte était le surnom qu'on donnait à Georges Clairin chez Mme Lemaire. Proust retiendra ce détail, qu'il attribue à Brichot, professeur à la Sorbonne, l'un des " fidèles " des Verdurin, qu'on surnomme " Chochotte ".

6. Fête somptueuse avec ballet donnée par le comte Boni de Castellane (1867-1932) et sa femme, née Anna Gould, au bois de Boulogne, allée des Acacias, le jeudi 2 juillet 1896. Voir les journaux de l'époque, et L'Illustration du 11 juillet 1896, CVIII, pp. 33 et 36.

7. Tur ; surnom d'Arthur Meyer, directeur du Gaulois.

8. Le Gaulois du 3 juillet 1896.

9. Le Figaro du 3 juillet 1896. Louis-Charles-Philippe-Raphaël, duc de Nemours, né en 1814, décédé le 26 juin 1896.

10. Allusion au deuil de Mme Proust pour son père, mort le 30 juin.