Marcel
Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Entre la mi-juillet et le 8 août 1896]1
Reynaldo j'ai eu un mouvement de mauvaise humeur ce soir, il ne faut ni vous en étonner ni m'en vouloir. Vous m'avez dit, jamais je ne vous dirai plus rien. Ce serait un parjure si c'était vrai; ne l'étant pas c'est encore pour moi le coup le plus douloureux. Que vous me disiez tout, c'est depuis le 20 juin mon espérance, ma consolation, mon soutien, ma vie 2. Pour ne pas vous faire de peine je ne vous en parle presque jamais, mais pour ne pas en avoir trop j'y pense presque toujours. Aussi m'avez-vous dit la seule chose qui soit pour moi vraiment " blessante ". J'aimerais mieux mille injures. J'en mérite souvent, plus souvent que vous ne croyez. Si je n'en mérite pas c'est dans les moments d'effort douloureux où en épiant une figure, ou en rapprochant des noms, en reconstituant une scène j'essaye de combler les lacunes d'une vie qui m'est plus chère que tout mais qui sera pour moi la cause du trouble le plus triste tant que dans ses parties les plus innocentes elles-mêmes je ne la connaîtrai pas. C'est une tâche impossible hélas et votre bonté se prête à un travail des Danaïdes en aidant ma tendresse à verser un peu de ce passé dans ma curiosité. Mais si ma fantaisie est absurde, c'est une fantaisie de malade, et qu'à cause de cela il ne faut pas contrarier. On est bien méchant si on menace un malade de l'achever parce que sa manie agace. Vous me pardonnerez ces reproches parce que je ne vous en fais pas souvent et que j'en mérite toujours ce qui consolera votre amour-propre. Soyez indulgent pour un poney. Aux qualités que vous exigez d'un poney trouveriez-vous beaucoup de maîtres etc.
M. P.
1. Hahn 54-56 (n° XXXVII). Proust écrit cette lettre au moment d'une crise dans ses rapports avec le destinataire, crise qu'il avait provoquée, semble-t-il, en exigeant que ce dernier lui dise " tout ". Cette lettre se situe donc entre le 20 juin (voir la note 2 ci-après) et le 8 août 1896, date du départ pour le Mont-Dore (voir la note 2). Comme Proust précise le mois en parlant du " 20 juin ", il doit écrire après la fin de juin; et comme il vient de voir Hahn, ce dernier doit être de retour de son séjour à Hambourg, retour qui a eu lieu avant le 16 juillet 1896, comme nous l'apprenons par sa lettre de cette date-là à sa mère. Cette lettre semble donc avoir été écrite entre la mi-juillet et le 8 août 1896.
2. Le 20 juin est la date, semble-t-il, où Hahn aurait juré de dire "tout" à Proust. Or, en août 1896, écrivant du Mont-Dore, Proust lui demandera s'il veut " être délié des petits serments ", et il précise : " à l'avenir ne me dites plus rien puisque cela vous agite. " (Voir ci-après la lettre 56.)
3. Proust donne déjà ici un diagnostic de son mal; sa jalousie est " une fantaisie de malade ". Il en donnera une transposition artistique dans la jalousie de Swann (Un amour de Swann) et dans celle du narrateur à l'égard d'Albertine (dans la Prisonnière).