Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-52

[Entre la mi-juillet et le 8 août 1896]1

Notre amitié n'a plus le droit de rien dire ici, elle n'est pas assez forte pour cela maintenant. Mais son passé me crée le devoir de ne pas vous laisser commettre des actes aussi stupides aussi méchants et aussi lâches sans tâcher de réveiller votre conscience et de vous le faire sinon avouer - puisque votre orgueil vous le défend - au moins sentir, ce qui pour votre bien est l'utile. Quand vous m'avez dit que vous restiez à souper ce n'est pas la première preuve d'indifférence que vous me donniez.

Mais quand deux heures après, après nous être parlé gentiment, après toute la diversion de vos plaisirs musicaux, sans colère, froidement, vous m'avez dit que vous ne reviendriez pas avec moi 2, c'est la première preuve de méchanceté que vous m'ayez donné[e]. Vous aviez facilement sacrifié, comme bien d'autres fois, le désir de me faire plaisir, à votre plaisir qui était de rester à souper. Mais vous l'avez sacrifié à votre orgueil qui était de ne pas paraître désirer rester à souper. Et comme c'était un dur sacrifice, et que j'en étais la cause, vous avez voulu me le faire chèrement payer. Je dois dire que vous avez pleinement réussi. Mais vous agissez en tout cela comme un insensé. Vous me disiez ce soir que je me repentirais un jour de ce que je vous avais demandé 3. Je suis loin de vous dire la même chose. Je ne souhaite pas que vous vous repentiez de rien parce que je ne souhaite pas que vous ayez de la peine, par moi surtout. Mais si je ne le souhaite pas, j'en suis presque sûr. Malheureux, vous ne comprenez donc pas ces luttes de tous les jours et de tous les soirs où la seule crainte de vous faire de la peine m'arrête. Et vous ne [comprenez] 4 pas que, malgré moi, quand ce sera l'image d'un Reynaldo qui depuis quelque temps ne craint plus jamais de me faire de la peine, même le soir, en vous quittant, quand ce sera cette image qui reviendra, je n'aurai plus d'obstacle à opposer à mes désirs et que rien ne pourra plus m'arrêter. Vous ne sentez pas le chemin effrayant que tout cela a fait depuis quelque temps que je sens combien je suis devenu peu pour vous, non par vengeance, ou rancune, vous pensez que non, n'est-ce pas, et je n'ai pas besoin de vous le dire, mais inconsciemment, parce que ma grande raison d'agir disparaît peu à peu. Tout aux remords de tant de mauvaises pensées, de tant de mauvais et bien lâches projets je serai bien loin de dire que je vaux mieux que vous. Mais au moins au moment même, quand je n'étais pas loin de vous et sous l'empire d'une suggestion quelconque 5 je n'ai jamais hésité entre ce qui pouvait vous faire de la peine et le contraire. Et si quelque chose m'en faisait et était pour vous un plaisir sérieux comme Reviers, je n'ai jamais hésité. Pour le reste je ne regrette rien de ce que j'ai fait. J'en arrive à souhaiter que le désir de me faire plaisir ne fût pour rien, fût nul en vous. Sans cela pour que de pareilles misères auxquelles vous êtes plus attaché que vous ne croyez aient pu si souvent l'emporter il faudrait qu'elles aient sur vous un empire que je ne crois pas. Tout cela ne serait que faiblesse, orgueil, et pose pour la force.

Aussi je ne crois pas tout cela, je crois seulement que de même que je vous aime beaucoup moins, vous ne m'aimez plus du tout, et de cela mon cher petit Reynaldo je ne peux pas vous en vouloir.

Et cela ne change rien pour le moment et ne m'empêche pas de vous dire que je vous aime bien tout de même [.] Votre petit Marcel étonné malgré tout de voir à ce point -

Que peu de temps suffit à changer toutes choses 6

et que cela ira de plus en plus vite. Réfléchissez sur tout cela mon petit Blaise 7 et si cela nourrit votre pensée de poète et votre génie de musicien, j'aurai du moins la douceur de penser que je ne vous ai pas [été] inutile. Votre petit poney qui après cette ruade rentre tristement tout seul dans l'écurie dont vous aimiez jadis à vous dire le maître.

Marcel.


1. Hahn 55-56 (n° XXXVIII). Lettre écrite apparemment à la même époque que celle au même que je situe entre la mi-juillet et le 8 août 1896.

2. Cette forme de la jalousie de Proust se manifeste chez Swann quand les Verdurin l'invitent à dîner au Bois : " Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville. " (I, 285.) Cf. Morand, page 101.

3. Allusion, semble-t-il, au 20 juin, jour où Hahn aurait juré de dire " tout " à Proust. Cf. ci-dessus, la lettre 49.

4. Ms : compenrez, par lapsus.

5. Ms : Q.q. conque.

6. Victor Hugo, Tristesse d'Olympio, dixième strophe.

7. Allusion à Petit Blaise, roman de la comtesse de Ségur, paru chez Hachette en 1862.