Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-56

Etablissement Thermal & Casino
Mont-Dore (Puy-de-Dôme)
[Vers le 18 à 20 ? août 1896] 1

Mon cher petit Reynaldo

Si je ne vous télégraphie pas c'est pour éviter si vous êtes parti qu'on ne décachéte ma dépêche. Et pourtant je voudrais bien que vous le sachiez tout de suite. Pardonnez-moi si vous m'en voulez, moi je ne vous en veux pas. Pardonnez-moi si je vous fais de la peine, et à l'avenir ne me dites plus rien puisque cela vous agite. Jamais vous ne trouverez un confesseur plus tendre, plus compréhensif (hélas!) et moins humiliant, puisque, si vous ne lui aviez demandé le silence comme il vous a demandé l'aveu, ce serait plutôt votre cœur le confessionnal et lui le pécheur, tant il est aussi faible, plus faible que vous. N'importe et pardon d'avoir ajouté par égoïsme comme vous dites aux douleurs de la vie. Et comment cela ne serait-il pas arrivé? Il serait peut-être grand, il ne serait pas naturel de vivre à notre âge comme Tolstoï le demande. Mais de la substitution qu'il faudrait faire ici, du petit détour pour rentrer enfin dans la vie, je ne puis vous parler, car je sais que vous ne l'aimez pas et que mes paroles seraient mal écoutées. Ne craignez nullement de m'avoir fait de la peine. D'abord ce serait trop naturel. A tous les moments de notre vie nous sommes les descendants de nous-mêmes et l'atavisme qui pèse sur nous c'est notre passé, conservé par l'habitude. Aussi la récolte n'est pas tout à fait heureuse quand les semailles n'ont pas été tout à fait pures de mauvais grains. " Le raisin que nos pères mangeaient était vert et nos dents en sont agacées " dit l'Ecriture 2. Mais d'ailleurs je ne suis nullement agité. Ou plutôt je me trompe. Je suis un peu agité de ce qui arrivera à Chicot et je voudrais que s'il doit mourir, le roi sût au moins tout ce qu'il a fait pour lui. Si j'avais des peines, elles seraient effacées par le plaisir qu'a pour le moment Bussy 3. Et plaisirs ou peines ne me paraîtraient pas beaucoup plus réels que celles du livre, dont je prends mon parti. Je n'ai donc nul trouble, une extrême tendresse pour mon chéri seulement à qui je pense comme je disais quand j'étais petit de ma bonne, pas seulement de tout mon cœur, mais de tout moi. La gentille Mademoiselle Suzette m'a écrit l'autre jour une charmante lettre et comme on dit d'un grand intérêt. Mais comme elle aime à être plainte. Elle vous disait qu'elle ne m'avait pas laissé voir son chagrin, mais elle m'écrit qu'elle vous dissimule sa détresse. Il y a trop d'artifice dans tout cela. On voudrait qu'elle relise la Mort du Loup de Vigny.

" Prier, crier, gémir est également lâche
 .......... Souffre et meurs sans parler "

(Ce n'est pas très exactement cité.) 4. Je reconnais que c'est d'une sagesse stoïque qui n'est pas très bonne au fond pour personne mais surtout qu'on ne peut exiger d'une jeune fille, excepté dans Corneille. Mais vraiment que dites-vous de ce truc de vous dire qu'elle me cache son chagrin et vice versa. Elle me fait l'effet d'une personne qui tournerait le dos pour qu'on ne voie pas qu'elle pleure, mais après qu'elle se serait assurée qu'on l'apercevra dans la glace. Calcul habile qui fait qu'elle sera à la fois plainte pour sa douleur et admirée pour son héroïsme. Elle n'a pas l'âme si vilaine et tout cela est sans doute sans grand calcul, et j'espère, naturel. Mais il faut avouer que chez elle le naturel est parfois bien affecté. Tout cela revient aux scènes de théâtre : " Qu'avez-vous, ma mère? " " Moi rien, un instant de faiblesse... la trop grande chaleur... ces roses, mais mon fils vous voyez bien que je ne me suis jamais si bien portée, que je n'ai rien, rien, rien... " et elle tombe morte, au moins ou " que je n'ai jamais été si gaie, d'une gaîté " et elle fond en sanglots. Gardons-nous mon chéri de ne plaindre la douleur que sous les formes qui nous sont le plus sympathiques et qui nous gênent d'ailleurs le moins, mais n'imitons jamais l'appareil théâtral ou les démonstrations artificielles de peines souvent imaginaires. Je ne vous ai pas télégraphié que je revenais demain de peur de vous empêcher d'aller à Villers 5. J'ai d'autant mieux fait que je vais peut-être persister malgré le découragement de Maman qui veut absolument me ramener. Nous accusions à tort ce traitement. La cause est que partout ici on fait les foins. Vous connaissez trop la Sévigné pour ne pas savoir ce que c'est que le fanage 6. C'est une jolie chose mais qui me fait mal. Il y avait ici Madame Conneau 7 avec qui j'ai été invité à dîner chez un Dr Shlemmer 8à qui Hillemacher 9 a dédié une mélodie et qui a appris l'harmonie. Je me méfie mais il est bien intelligent. Ce n'est pas lui qui me soigne. Je suis au milieu du second volume de la Dame de Montsoreau [sic] et j'avance, mais plus lentement, dans les Confessions de Rousseau. Aujourd'hui je suis tout musique et j'aimerais vous entendre me chanter

Des Saints l'invisible main,

et bien d'autres choses.

Vous avez dû recevoir 3 Plaisirs et les Jours, un pour vous (qui n'est pas un cadeau, j'ai dit à Calmann de vous l'envoyer à ses frais), un pour votre sœur Elisa, et un pour votre cousine. J'ai travaillé un petit peu ces deux jours-ci 10. Je n'ai rien décidé pour mes 28 jours. Dites-moi dans votre prochaine lettre si, d'après ce que je vous ai dit, vous acceptez ou non d'être délié des petits serments 11, et si en septembre vous iriez volontiers en Suisse ou ailleurs. Sans cela même sans 28 jours j'irai peut-être passer à Versailles le mois de septembre, pas à cause de vous mon petit méchant, de sorte que cela ne vous lie en rien. Que de pages! et je ne vous ai pas encore parlé du petit Baudelaire. Ce sera pour la prochaine fois. Et avez-vous reçu l'appendice de Madame de Sévigné avec les fac simile 12 ?

Je vous embrasse tendrement et vos sœurs, sauf celle dont le mari est jaloux. Moi qui ne le suis plus, mais qui l'ai été je respecte les jaloux et je ne veux pas leur causer l'ombre d'un ennui, ou leur faire le soupçon d'un secret.

Marcel.


1. Hahn 60-63 (n° XL). Lettre écrite du Mont-Dore, où Proust n'a fait que le seul séjour d'août 1896. Il quitta Paris pour le Mont-Dore, en compagnie de sa mère, le dimanche soir 8 août (lettre de R. Hahn à Suzette Lemaire, datée du 8 Août) ; il annonce, dans une lettre du 29 août, qu'il est de retour à Paris depuis "quelques jours". Cf. la lettre 59 ci-après.

2. L'Ancien Testament, Ezéchiel, XVIII, 2.

3. Allusion au roman d'Alexandre Dumas père, La Dame de Monsoreau.

4. Dernière strophe de La Mort du loup d'Alfred de Vigny :

Gémir, pleurer, prier, est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

 5. Dans un télégramme où Hahn remercie Suzette Lemaire d'un album de Mme de Sévigné, il annonce : " Je suis à Villers pour quelques jours. " Il est question de cet album dans une lettre précédente du même à la même qui est datée du 14 août [1896].

6. Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, recueillies et annotées par M. Monmerqué. Paris, Hachette, 1862, t. II, pp. 291 à 293, lettre du 22 juillet 1671 à Coulanges.

7. Il s'agit de la cantatrice Mme Conneau, née Pasqualini.

8. Le Dr Georges Schlemmer avait une villa au Mont-Dore. (Paris-Hachette, 1900.)

9. Il s'agit de l'un des deux frères : Paul Hillemacher (1852-1933) ou Lucien Hillemacher (1860-1909), tous deux compositeurs de musique français.

10. Proust travaille à ce moment-là au roman de Jean Santeuil.

11. Cf. le commencement de la même lettre : " ne me dites plus rien puisque cela vous agite. " Cf. ci-dessus, la lettre au même que je situe entre la mi-juillet et le 8 août 1896, lettre 49.

12. Il s'agit sans doute du bel Album qui fait suite à l'édition Monmerqué des Lettres de Madame de Sévigné (voir la note 6 ci-dessus). L'Album avait paru chez Hachette en 1868. Cf. la note 5 ci-dessus.