Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-58

[Paris, le 28 ou 29 août 1896] 1

Mon cher petit,

Je suis revenu parce que j'étais malade, seulement je ne vous l'ai pas écrit pour ne pas vous agiter. J'ai simplement eu un gros rhume mais avec fièvre etc et je suis resté encore hier couché jusqu'à 4 heures. Aujourd'hui je vais bien et je veux tout de suite vous remercier de votre lettre. Je ne sais pas pourquoi vous dites qu'elle n'est pas bien. Elle m'a fait bien plaisir à lire. La mienne a été bien mal comprise. Je ne sais pas ce qui a pu vous faire croire que je mettais en doute la sincérité de votre " ton ". Oh mon cher petit je frémis à la pensée que vous ayez pu le croire. Sachez que pour moi, cette tristesse de vous, ce n'est pas seulement la sombre beauté de votre caractère, c'est l'étiage de votre profondeur non seulement morale mais encore intellectuelle, le génie (je le prends dans le sens ancien de sorte que pour une fois votre modestie n'a pas à se montrer, car elle se montrerait mal instruite) de votre musique, le lest de plaisir qu'il faut jeter pour s'élever à une grande hauteur. C'est le degré où vous êtes monté et d'où vous redescendrez infailliblement si vous y renoncez, comme ces gens qui eussent pu être de grands hommes si... (Tu Marcellus eris) mais au contraire que vous dépasserez si [du noble repentir d'une vie imparfaite vous vous élevez à la sereine] 2 non ce n'est pas à moi à dire ces choses-là. Je n'en ai pas encore le droit. -. Quant au " petit détour " 3 ce sont les " petites farces ". Cela vous a fâché, ce n'est pourtant pas moschant mon petit nuls.

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Vous me dites, avec cette élégance rapide que j'admire dans vos lettres à l'égal des traits les plus frappants du 17° siècle : " Dites-moi ce que j'en pense 4. " Voilà qui est bien au-dessus des vers de Mallarmé (et ce que je dis est moins bête que ce n'en a l'air car c'est du même temps) ce ne serait pas assez de vous dire comme le Chevalier de Méré : " Vous m'écrivez de temps en temps de ces lettres qu'on lit agréablement et surtout quand on a le goût bon; mais elles coûtent toujours beaucoup et je ne crois pas qu'on en puisse faire plus de deux en un jour. Balzac me dit une fois qu'avant que d'être content d'un certain billet au Maire d'Angoulême il y avait passé plus de quatre matinées. Je ne trouve pourtant rien dans ce billet ni de beau ni de rare, etc., etc., etc. 5. " Pour Mallarmé, s'il est toujours pédant d'expliquer un charme littéraire et surtout poétique, cette prétention deviendrait ridicule appliquée à un quatrain tout de circonstance 6, et à une de ces poésies qu'on nomme fugitives, sans doute pour marquer qu'elles fuient en quelque sorte l'esprit assez audacieux pour essayer de les retenir et de les analyser. Pourtant puisque cela amuse mon petit Kunst de me voir patauger et puisqu'il s'intéresse à tout ce qui vient de Mallarmé, je lui dirai, de ce poète en général, que ses images obscures et brillantes sont sans doute encore les images des choses, puisque nous ne saurions rien imaginer d'autre, mais reflétées pour ainsi dire dans le miroir sombre et poli du marbre noir. Ainsi dans un grand enterrement par un beau jour les fleurs et le soleil brillent à l'envers et en noir au miroitement du noir. C'est pourtant toujours le " même " printemps qui " s'allume " mais c'est un printemps dans un catafalque. -.

Pour la petite pièce en particulier que je prie Jean d'aller chercher dans sa retraite et de mettre dans cette lettre après l'avoir fait recommander 7, son charme me semble consister comme pour beaucoup de choses de Mallarmé, en ceci : passer, sous couleur d'archaïsme, (et comme de Malherbe à Voiture, ou plutôt à reculons de Malherbe à Desportes) d'une forme classique inflexible et pure, presque nue à la plus folle préciosité. Les deux premiers vers sont splendides de simplicité. J'ajouterai, que même comme valeur intrinsèque, cette simplicité nue évoque admirablement les grandes lignes de l'été. Mais le " Méry " si 16° et 17° siècle, la couleur fin du 16° et commencement du 17° de ces vers

" L'an pareil en sa course "

etc., aussi bien par la mythologie du temps, la pompe etc. que par la langue - sont un charmant artifice du goût pour les porter comme au voisinage de la préciosité. Comme au fond cette préciosité est tout à fait moderne et Mallarmé (il est vrai qu'il y a souvent du moderne, sinon du Mallarmé, au 16° siècle) cet artifice en rendant la transition acceptable, ne la laisse pas moins très piquante. Ajoutez que dans la préciosité les images restent d'une sincérité, d'un naturel exquis (je veux dire empruntées à la nature). Ce pied altéré qui va boire comme une plante nous donne merveilleusement l'idée de ces êtres obscurs que sont nos organes et qui paraissent en effet vivre d'une vie particulière mais obscure (je suis si fatigué que les mots se répètent et je ne sais plus ce que je dit [sic]) ce pied boit comme une racine et en effet après cela ne se sent-il pas heureux et comme désaltéré 8. De même le pied fêté par l'eau est délicieux, l'eau a si bien l'air d'être en fête avec ses mille petites ondes troublées qui viennent murmurer des caresses étincelantes aux " pieds " de la beauté qui les foule. Enfin c'est un grand plaisir que de trouver tant d'archaïsme, de grandeur, de mythologie, de goût, et de nature dans une sorte de court billet familier. C'est là " en dernière analyse " qu'est le charme. C'est du reste le charme de Mallarmé et le rôle du poète de solemniser la vie. -. Ouf !

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Je n'ai jamais eu l'air de croire, mon cher petit que nous ne sortirions pas triomphants de nos petites épreuves. Et du reste ce n'est pas du tout comme vous dites l'opinion ancienne et générale qu'on ne le peut. Car pour les personnes d'élite, les penseurs, les saints etc il est trop clair qu'ils croient qu'on peut ce qu'on veut, ou plutôt qu'on vaut ce qu'on veut, ou plutôt ce qu'on peut. (C'est-à-dire que notre volonté, notre pouvoir sur nous donne la mesure de notre valeur.) Resterait donc le vulgaire.

Mais précisément sur ce sujet il me semble croire aussi à la liberté. C'est ce qu'implique son extrême sévérité pour ces fautes, que sans doute il blâmerait moins s'il les croyait inévitables. D'ailleurs il me semble que ce n'est pas un problème à part. Le problème de la liberté n'est pas à recommencer pour chaque ordre d'actes en particulier. Je vous embrasse et vous demande pardon de cette assom[m]ante lettre. J'ai tant de lettres en retard mais j'ai voulu commencer par vous. J'ai des petites choses qui vous amuseront à vous raconter. Mais je suis trop fatigué. Ce sera pour une autre fois. Aujourd'hui vous n'aurez eu que l'ennuyeux. Restez longtemps à Villers pour prendre des forces pour St-Cloud. J'approuve beaucoup ce plan d'été ce dont d'ailleurs vous vous moquez. Je ne crois pas que je l'imiterai, malgré que Maman soit assez encline à cela. (Pas à Villers, à St-Cloud.) Dites bien des choses, particulièrement à Mlle Maria et généralement à vos sœurs, puisque vous avez le bonheur d'être au milieu d'elles, comme Apollon parmi les Grâces.

Marcel.

J'ai eu au Mont-Dore un ennui qui a failli devenir un duel et qui est fini (donc n'en reparlons plus) et dans lequel M. Bérardi a été pour moi (c'était la seule personne que je connaissais là-bas) au-dessus de tout éloge, exquis. Je ne vous parle de cet incident que pour vous dire ce bien de lui 9.


1. Hahn 63-66 (n° XLI) ; Choix 61-65 (n°23). Une des premières lettres que Proust écrit au retour du Mont-Dore; date vraisemblablement du 28 ou du 29 août 1896.

2. Proust a barré les mots que nous mettons entre crochets.

3. Allusion à la phrase de la lettre précédente au même ; "Mais de la substitution qu'il faudrait faire ici, du petit détour pour rentrer enfin dans la vie... "

4. Reynaldo Hahn envoie avec sa lettre un Quatrain pour Méry de Mallarmé, dont il demande une explication. Cf. les notes 6 et 7 ci-après.

5. Citation des œuvres de Monsieur le Chevalier de Méré, tome second, qui contient ses Lettres, à Amsterdam, chez Pierre Mortier, 1692, pp. 215 à 216; lettre XCIX, A Monsieur de P. [s.d.].

6. La circonstance est la fête de Méry Laurent, née Marie Louviot (1849-1905), amie de Mallarmé. Le manuscrit du quatrain porte la date de sa fête, 15 août 1896. Voir la note suivante.

7. Quatrain pour Méry, de Stéphane Mallarmé :

 Méry, l'an pareil en sa course
Allume ici le même été
Mais toi, tu rajeunis la source
Où va boire ton pied fêté.

15 août 1896.        S. M.      

Ce quatrain fut publié pour la première fois dans un numéro spécial de la revue " Les Lettres " consacré à Mallarmé, 3° année (1948). Le manuscrit fut retrouvé parmi les papiers de Reynaldo Hahn à sa mort.

8. Dans la Prisonnière, Proust développera à propos d'Albertine une idée semblable : " Etendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d'un naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air de longues tiges en fleur qu'on aurait disposées là ; et c'était ainsi en effet : le pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d'elle, comme si, en dormant, elle était devenue une plante. " (III, 69-70.)

9. L'incident en question a peut-être servi d'inspiration pour certains éléments des épisodes où Jean Santeuil se bat en duel. Voir JS, éd. Pléiade, IV, pp. 684 sq. et 726 sq. - Gaston Bérardi, né le 28 octobre 1857, fut directeur de l'Indépendance belge, du Petit bleu (Bruxelles) et du Mouvement économique, conférencier et auteur de publications d'art et de théâtre ainsi que de compositions musicales. - Un exemplaire des Plaisirs et les jours que possède la Bibliothèque Nationale porte cette dédicace : A Monsieur Gaston Bérardi / En Hommage de profonde reconnaissance / Marcel Proust / 14 août 1896.