Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

II-63

[Le 3 ou le 4 septembre 1896] 1

Mon cher petit Reynaldo

Pardonnez-moi de ne pas vous écrire. Mais je lis beaucoup, je me promène beaucoup, et à la suite de ce traitement et de ce rhume pris là 2 je suis si fatigué que je n'ai pas beaucoup le courage d'écrire. Hier j'ai fait la pagination des 90 premières pages de mon roman 3. J'ai fait venir de chez un libraire la belle Gabrielle, mais outre l'ennui d'échanger Dumas contre Maquet, j'ai cru voir sans couper les pages que les personnages laissés en plan dans les Quarante-cinq, Ernanton de Carminger, Remy le Hardouin, Diane de Meridor, Henry III n'y figurent pas. Si ce n'est une suite qu'en ce sens que cela vient après " dans l'ordre des temps s j'aime mieux lire la Reine Margot (y a-t-il Bussy, St-Luc, Chicot etc.) ou des Dumas d'une autre époque (et ici reconseillez-moi) (j'aime mieux ceux où il n'y a pas d'amour, ni de passions sombres, surtout des coups d'épée, de la police à la Chicot, de la royauté, de la bonne humeur et la victoire des Innocents). J'ai fini la Cousine Bette. Il y a vraiment des choses étonnantes. Mais il y a à la fin du 1er volume du Port Royal de Sainte-Beuve (appendice) un éreintement de Balzac (celui de la Cousine Bette) par Sainte-Beuve, c'est plus amusant que l'article de Lemaître sur Ohnet 4. J'ai été avant-hier au Louvre (Aimez-vous Quentin Matsys l'homme qui a devant lui des pièces d'or, une petite glace bombée qui représente ce qui [se présente] 5 dans la rue, des perles etc et à côté de lui sa femme) et au Jardin des Plantes avec Madame Arman. Mais la ménagerie était fermée. Nous avons pourtant vu les ours. Ces fauves, les lions etc., ce sont vraiment eux Les Rois en Exil. Et leurs jungles etc. etc., ce sont bien les Paradis Perdus 6. Tout ce jardin si exotique, et si parisien est d'une tristesse qu'augmentent encore les ravages du dernier ouragan 7. En revenant nous avons aperçu M. France qui marchait le long des quais. Nous avons fait arrêter la voiture et Madame Arman lui a dit d'un air de félicitation ironique : " Hé bien on va seul, comme cela, à ses petites affaires... C'est du joli... " Avant ils s'étaient disputés à propos d'un libraire ou je ne sais quoi. Et M. France disait : " Non n'est-ce pas Madame, vous voulez à la fois n'est-ce pas ne pas payer ce que vous devez, avoir la satisfaction de votre conscience et forcer l'estime de vos amis. Hé bien (en riant beaucoup) non, tout de même c'est trop, n'estce pas oui, enfin tout de même, vous ne paierez pas, vous aurez même la satisfaction de votre conscience car elle n'est pas exigeante oh non, mais l'estime de vos amis, non tout de même, ça c'est impossible. " Et Madame Arman un peu triste avait dit : " Monsieur, vous êtes trop désagréable, fichez-moi la paix. " Quand elle a été partie Mr France m'a fait son éloge et m'a dit : " Elle a tout de même un joli tour d'esprit pour une femme si bonne, car elle est très bonne Madame Arman. " C'est vrai qu'elle est charmante. Mon petit écrivez-moi tout de suite si maintenant que vous reaimez la mer, vous y resteriez avec moi non à Villers, mais tout près au-delà du 15 etc. Détaillez, aimez-moi, (votre " sur le sable couchées " était aussi un merveilleux trait de style).

Je vous embrasse

Marcel.

Egayez-vous à cette vieille dépêche de Cazalis reçue au Mont-Dore 8 a pour laquelle nous avons dû payer près de 3 francs et qui a exaspéré chez Maman les instincts, également lésés, de la concision et de l'économie. Vous ai-je écrit que dernièrement Coco Madrazo rencontré à l'heure du dîner est monté dîner chez moi 9 ? Je crois que oui mais je ne sais plus.


1. Hahn 66-68 (n° XLII) ; Choix 66-68 (n° 24). Suit, après quelque intervalle, la lettre au même où Proust annonce son retour du Mont-Dore : excuses a de ne pas vous écrire " et allusions à e ce traitement et ce rhume pris là " (voir la note 2 ci-après) et au e dernier ouragan" (note 7). Daterait donc du jeudi 3 ou du vendredi 4 septembre 1896 : voir la note 7 ci-après.

2. Au Mont-Dore. Cf. le post-scriptum de la lettre, et le commencement de celle au même que je date du 28 ou 29 août 1896.

3. mon roman : depuis près d'un an, Proust travaille au roman dont le héros est Jean Santeuil. Cf. ci-après, la lettre à sa mère que je date du Mercredi [16 ? septembre 1896].

4. Sainte-Beuve, dans l'article cité, accuse Balzac d'avoir tenté de " refaire " Volupté - le roman de Sainte-Beuve - dans Le Lgs dans la Vallée. Jules Lemaitre démolit les romans d'Ohnet dans un article plein d'ironie qui commence : a J'ai coutume d'entretenir les lecteurs de la Revue de sujets littéraires; qu'ils veuillent bien m'excuser si je leur parle aujourd'hui des romans de M. Georges Ohnet. " La Revue politique et littéraire (Revue bleue), 3° série, t. IX (27 juin 1885), pp. 803-807, " Romanciers contemporains : M. Georges Ohnet ".

5. Ms : a...qui représente ce qui repésente... [sic] ".

6. Les Rois en exil, titre d'un roman d'Alphonse Daudet. Les Paradis perdus, titre du célèbre ouvrage de John Milton.

7. Il s'agit de l'ouragan du 26 juillet 1896, où des arbres furent hachés ou déracinés au Jardin des Plantes, au bois de Vincennes, au parc de Montsouris. Ce fut la première de deux tempêtes d'une violence extraordinaire qui s'abattirent sur Paris le même été. Il faut croire que Proust écrit cette lettre avant le 10 septembre, date à laquelle eut lieu le second de ces deux cyclones, puisque Anatole France, à ce moment-là, n'était plus à Paris. Selon Le Figaro du mardi 8 septembre 1896, p. 5, il avait quitté Paris a il y a cinq jours" pour Marseille, où il devait s'embarquer eu croisière. (a Les cyclones parisiens du 2,6 juillet et du 10 septembre ", dans l'Année scientifique et industrielle, Paris, Hachette, 1.897, 40, année, 1896, pp. 33-38.) Le Louvre étant fermé le lundi, 1a promenade avec Mme Arman a dû avoir lieu au plus tard le mardi la. ou le mercredi 2.

8. La dépêche du Dr Cazalis remerciait sans doute l'auteur des Plaisirs et les jours d'un exemplaire de son livre que Mme Lemaire lui avait fait envoyer. Cf. la lettre de Proust au même, écrite vers la fin de juin mais expédiée seulement deux mois plus tard.

9. Frédéric de Madrazo, surnommé Coco, était le fils du peintre Raymond de Madrazo et de sa première femme, née Ochoa. En 1899, il épousa Maria Hahn.