Marcel
Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Reynaldo Hahn à Marcel Proust
Mon petit Marcel
Je veux avant tout vous dire bonjour et vous annoncer que je me porte bien.
Nous avons fait un bon voyage 2, banal, sauf les deux heures pendant lesquelles nous avons roulé
comme dit Verlaine, dans la paisible Belgique 3. C'est bien intéressant de regarder par la portière d'un train ; cela fournit bien des spectacles variés d'humanité.
Ici, mon horreur n'a pas été petite de rencontrer De Max avec un Monsieur Pavard, jeune homme. Ils sont fort aimés dans l'hôtel ; et d'après un mot du Docteur Mayer, qui est venu nous ausculter des pieds à la tête ce matin, et qui soigne De Max, mot qui coïncide avec ce que m'a dit Morel récemment, je crois que le supra-morbide tragédien a la vérole. Mais comment diable l'a-t-il attrapée ? - Nous avons échangé une poignée de mains polie et un vague bon appétit ; je crois que nos relations se borneront à ces manifestation de pure correction.
Il y a ici aussi Glazounow, le grand compositeur russe ;
avec moi ça fait deux grands compositeurs, que Gaston Lemaire arrive et ce sera tout à fait bien.
J'ai oublié de vous dire que Coco avait reçu de Mlle Kiki une lettre identique à la vôtre !!! Tout y est, la pluie, le marmiton, et la même rédaction. Est-ce que par hasard elle se f... de vous deux ? Arrivez à savoir si Mariéton a reçu la même.
J'espère pouvoir travailler ici. D'ailleurs il n'y a pas autre chose à faire puisque je ne puis ni ne désire aller au théâtre 4. Je dois prendre quelques bains et quelque eau, cela fera toujours passer une heure. Sainte-Beuve et Léonard 5 se chargeront du reste.
Je vous embrasse tendrement en vous souhaitant une bonne santé.
Reynaldo.
1. Lettre que je date d'après les déplacements de Hahn (note 2 ci-après), son deuil pour son père (note 4), ses lectures (note 5).
2. Hahn et sa mère faisaient une cure à Aix-la-Chapelle avant de poursuivre leur voyage à Hambourg. Cf. la lettre de Hahn à Suzette Lemaire que j'ai pu dater du Kaiserbad Hôtel Aix-la-Chapelle, Jeudi [5 août 1897], où il annonce qu'il a pris son premier bain et un " verre d'eau aux œufs pourris ".
3. P. Verlaine, Ecrit en 1897, un des poèmes du recueil intitulé Amour, poème qui commence par ce couplet
4. A cause de la mort de son père, décédé le 15 juillet 1897.
5. Cette mention des lectures de Reynaldo Hahn : Sainte-Beuve et Léonard de Vinci, correspond aux notations que je trouve pour ce même été de 1897 dans ses Notes (journal d'un musicien) (Paris, 1933). Il y nomme " le livre de Séailles sur Léonard " (p. 58), faisant allusion à Léonard de Vinci, l'artiste et le savant, 1452-1519, essai de biographie psychologique. Paris, Perrin, 1892. Une notation pour Aix-la-Chapelle est suivie (page 59) d'une citation de Sainte-Beuve à propos d'un vers de Jocelyn. Quand Hahn arrive à Hambourg, il note encore ses pensées sur Léonard (pages 62 à 63). J'établis la chronologie de cette partie du journal de Reynaldo Hahn d'après ses notes au sujet de la mort de Brahms (p. 57 : 2 avril 1897) et du concert Colonne où on joue la Nuit d'amour bergamasque (p. 66 : Jeudi [21] octobre 1897).