Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

III-88

[Octobre 1902 ?] 1

 

 

Dordrecht endroit si beau
Tombeau
De mes illusions chéries
Quand j'essaie à dessiner
Tes canaux, tes toits, ton clocher
Je me sens comme aimer
Des patries.
Ton ciel toujours un peu bleu 2
Le matin souvent un peu pleut
Mais le soleil et les cloches
Ont bien vite resséché
Pour la grand'messe et les brioches
Ton luisant clocher.
Le pâtissier sur la place
Où seul un pigeon bouge
Reflète sur le canal bleu 3
Comme de la glace
Son grand moule rouge.
Un chaland s'avance et dérange
Un nénuphar et du soleil
Qui dans la glace du pâtissier
Fiche le camp sur la tarte aux groseilles
Et fait peur â la mouche qui la mange
Voici la fin de la messe tout le monde sort
Aleluia Sainte-Mère-des-Anges
Allons faire un tour en barque sur le canal
Après une heure de sommeil.


1. Coll. M. H. Bradley Martin. Hahn [70] et [72], recto et verso en fac-similé du dessin et du texte. Nous corrigeons quelques mots du texte imprimé. Le papier de l'original est presque identique à celui de plusieurs lettres à Bibesco que nous avons pu dater de septembre 1902. Il semble donc que Proust ait fait cette pièce vers la même époque où il fait son séjour à Dordrecht : 11 à 13 octobre 1902.

2. Ces vers sont un pastiche imitant Verlaine. Cf. Sagesse, livre III, 6

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.
 

3. Voir notre fac-similé du dessin qui accompagne ces vers. L'idée du dessin est semblable à celle qu'Elstir réalisera dans son tableau du port de Carquethuit, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs. On y voit en effet " l'église sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville "  (I. 836-838).