Marcel
Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Mon
cher petit Puncht
J'avais
craint que vous n'ayez trouvé ma despêche moschante, n'y ayant pas répondu.
Vous allez me trouver bien bon de trouver que vous ne me répondez pas ! Si
vous êtes à Dieppe, vous pourriez revenir par Trouville, ou me donner rendez-vous
à un endroit entre Dieppe et Trouville 2. Mais plus probablement n'est-ce pas
nous ne nous reverrons qu'à Paris ou du moins aux lieux,où vous passerez l'automne et où je viendrai aussi souvent que me le permettront
les nécessités qui gouvernent ma vie, parmi lesquelles je vous compte comme
la plus favorable, dans le sens violent mélancolique et doux où elle s'exerce
toujours, (avec une douceur de caresse et un gémissement de plainte. ) qui la
fait ressembler au vent d'ouest. J'ai trouvé admirable votre rapprochement des
grands officiers mélancoliques et d'un cœur si noble avec Picquart 3. Quand
je désespère de [ne] plus trouver un livre qui m'élève et qui m'enseigne je
reçois une telle lettre et je [me] retrouve avec quelque confiance dans la nature
humaine et quelque allégresse dans la vie. Mon cher petit vous auriez bien tort
de croire que mon silence est celui qui prépare l'oubli. C'est celui qui comme
une cendre fidèle couve la tendresse intacte et ardente. Mon affection pour
vous demeure ainsi et s'avive sans cesse et je vois mieux que c'est une étoile
fixe en la voyant à la même place quand tant de feux ont passé je ne dis pas
comme dans Vigny et ceux qui passeront 4, car il n'y en a pas d'allumé. En
est-il de même pour vous ? A propos de Vigny je retiens pour vous ce qu'il dit
dans une lettre de ce Moïse que vous aimez 5. J'ai été bien égayé quand vous
m'avez écrit que Mme Lemaire s'imagine que j'ai fait venir Bréville 6 à Dieppe
le jour où j'y suis venu. Comment une femme si fine peut-elle concevoir quelque
chose de si baroque. Comment une femme si gentille peut-elle penser là-dessus
autre chose que ce que je lui en ai dit avec une grande liberté, le jour même,
sur la falaise. J'ai su que vous avez écrit une lettre à Reinach qu'il a déclarée
écrite dans le plus admirable langage qu'il ait jamais
lu 7. Il s'inquiétait alors, m'a dit Straus, de savoir votre adresse 8, mais
comme il y a longtemps il a dû vous écrire. Au revoir cher âtre puisque c'est
ainsi que vous appelait Mallarmé (ce qui, comme dirait Yturri est une consécration).
Je vous dirai retournant les beaux vers de Baudelaire que rien aujourd'hui ni
le boudoir, ni le soleil rayonnant sur la mer ne me vaut l'âtre 9.
A
bientôt
Vous
n'avez aucun désir de Beg Meil ? 10
Qu'y a-t-il à Dieppe ?
Potinez
Je ne vous
charge pas de commissions pour Madame Lemaire et pour Mademoiselle Suzette,
car je vais leur écrire.
2.
Un manuscrit musical intitulé Le Destin porte la signature du compositeur :
" Reynaldo Hahn, octobre 98, Dieppe, Chez Mme Lemaire. " (Catalogue Marc Loliée,
Bulletin LVII [1971], n° 54.) Cf. la llettre à Lucien Daudet que nous datons
du mardi 30 août 1898, où Proust, parlant de l'état de sa mère après son opération,
annonce : "Vers le 15 je partirai avec Maman pour un Dieppe ou Trouville quelconque. "
3.
Le 27 septembre 1898, le colonel Picquart est au secret le plus absolu. (P.
Desachy, Répertoire de l'affaire Dreyfus, p. 211.)
4.
Alfred de Vigny, La Maison du berger (Poèmes philosophiques : Les Destinées),
vers 323 à 326
Mais
toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
5.
Il semble être question de la lettre du 27 décembre 1838 que Vigny adresse à
Camille Maunoir, citée par Philippe Godet dans La Revue de Paris du 15 août
1897, page 677 : " s'il y a un [poème] que je préfère aux autres, c'est
Moïse. Je l'ai toujours placé le premier, peut-être à cause de sa tristesse...
" Voir les Poèmes antiques et modernes (1826).
6.
Pierre de Bréville, le compositeur de musique, déjà nommé dans Cor, I, 338.
Bréville étant plus âgé que lui d'une dizaine d'années, Proust trouve " baroque
" qu'il l'eût fait venir exprès à Dieppe.
7.
Il s'agit d'une lettre que Reynaldo Hahn adressa à Joseph Reinach le vendredi
9 septembre 1898. C'est par lapsus que Hahn date sa lettre du " 9 Nov. 1898
" car il y cite une lettre de Reinach publiée dans le Siècle du jeudi 8 septembre
1898, en deuxième page. La lettre de Reinadh répond au premier d'une série de
six articles que Maurras fait paraître dans la Gazette de France pour défendre
la mémoire du colonel Henry, qui venait de se suicider, article paru le mardi
6 septembre. Voici le texte de la lettre que Reynaldo Hahn adresse à Joseph
Reinach :
"
Cher Monsieur, Je viens de lire la belle lettre que vous avez adressée dans
le Siècle à Mr Charles Maurras. Vous êtes de trop bonne foi. Je suis en mesure
de vous affirmer que Mr Maurras ne pense pas un mot de tout ce qu'il a osé imprimer.
Peut-être ne le connaissez-vous pas ; moi je le connais ; c'est un garçon aimable,
très sourd et très intelligent dont la nature a voulu faire un poète. il préfère
la politique aux Muses et cela par pur dilettantisme, il l'a avoué devant moi,
naguère. C'est à dire qu'il trouve un délicieux orgueil à traiter avec virtuosité
des sujets pour lesquels il n'était point fait. Voilà pourquoi il feint d'admirer
le Colonel Henry et ses talents. C'est un spécimen de cette dernière et funeste
variante de l'intelligence, conséquence inévitable du trop de goût, du trop
de souplesse, symptôme irrécusable du mal dont souffre notre génération. -
Dans
son article grotesque de la Gazette, Maurras invoque, comme apologie en faveur
de son triste héros, cette flexibilité d'esprit et de moyens, que cette grossière
canaille était pourtant loin de posséder, on en est convaincu quand, comme moi
on l'a vu à la Cour d'assises. Il est toujours un peu ridicule de " deviner
" ce qui est prouvé depuis longtemps ; cependant je puis vous affirmer que pendant
sa déposition, loin d'avoir l'apparence de l'honnête homme il avait l'aplomb
du menteur, et j'en fis la remarque à quelqu'un pendant la suspension d'audience.
Ce que Maurras dit impudemment de ses talents et de sa dissimulation se tourne
aisément contre lui et il n'en reste, après une rêverie psychologique de quelques
instants, que la ruse patiente, l'acharnement sournois du paysan ambitieux
et cupide.
Quoiqu'il
en soit, je me permets de vous féliciter, cher Monsieur, de votre lettre, si
narquoise et si ferme ; on voit que vous connaissez à fond vos Provinciales,
et que vous y avez puisé en grande partie, ce qui fait le mérite particulier,
- fond et forme - de vos articles.
(B.N.,
n.a.f. 13574, ff. 124r-127 verso.)
8.
Reynaldo Hahn et sa mère étaient sur le point de changer de domicile. Ils devaient
s'installer au 4 de la rue Alfred de Vigny le 1° novembre 1898.
9.
Baudelaire, Chant d'automne (Fleurs du mal, Spleen et Idéal, LVI, vers 17 à 20)
J'aime
de vos longs yeux la lumière verdâtre,
10.
Proust se rappelle le séjour à Beg-Meil qu'il avait fait en la compagnie du
destinataire en septembre et octobre 1895. Cf. Cor, I, pp. 424 sq. Il est presque
certain que Proust n'y retourna jamais.