Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

IV-64

[Peu après le 13 mai 1904] 1

Moschant,

Rentré avec crise de sortie, mais vous envoie genstil vers assez poneys que j'ai trouvés dans Bois Robert et qui sont presque " lansgage " et en tous cas poneys.
Assez, Vesper, ne chantez plus,
Ruisseau se tait sur la colline ;
La Mer par vous est coraline ;
Cessez ces ramages confus.
Vaisseaux s'en vont, petits, sur l'onde
Porter la gloire de Louis.
Votre voix n'est pas si profonde [1]
Pour la peindre aux yeux éblouis

Je ne me rappelle pas au juste le dernier quatrain (qui a je crois cinq vers) car je n'ai pas le livre là mais c'est à peu près

Cessez Vesper vos bruits confus
Voyez ruisseau sur la colline
A tu son onde cristalline
Assez Vesper ne chantez plus 2

(j'oublie un vers ou deux) Mais
ce que je n'oublie pas
c'est amour.

[1] Sous entendu pas si profonde que ça, n'est déjà pas si profonde (note des vers). Ce tour a vieilli (Aimé-Martins) [Note de Proust.]

Vieillch Brantes (Tombeau, Tombeau) a dit à quelqu'un qui me l'a répété " Je n'en parlerai jamais à Marcel, jamais, jamais, car je l'aime trop, mais il a été bien dur pour Manuela " 3.

J'ai simplement dit qu'elle unissait à la plus splendide beauté l'intelligence la plus vive et la bonté la plus profonde 4. Voilà.


1. Cette lettre est postérieure au 13 mai 1904; elle se situe vraisemblablement entre la mi-mai et le mois de juin 1904. Voir la note 4 ci-après.

2. Nous ne retrouvons pas de livre où paraissent les vers de Boisrobert que Proust cite ici.

3. Il s'agit de la comtesse Nicolas Potocka, née Emmanuela Pignatelli (cf. Cor, II, 216, note 11). Voir la note 4 ci-après.

4. Allusion à l'article que Proust a fait paraître sous le pseudonyme Horatio dans Le Figaro du 13 mai 1904, Le Salon de la comtesse Potocka. Voici ce qu'il écrit d'elle. " On comprend qu'elle puisse être bien séduisante avec sa beauté antique, sa majesté romaine, sa grâce florentine, sa politesse française et son esprit parisien." Quant à la bonté, il parle de " l'impérieuse amie qui, n'ayant besoin de personne, se soucie peu d'habiter une province incommode à tout le monde, et qui a voulu donner une nouvelle preuve de son dédain de l'humanité et de son amour pour les bêtes en allant s'installer dans un endroit où elle se disait qu'aucun être humain ne viendrait peut-être, mais qu'elle pourrait soigner ses chiens; car c'est ainsi, cette femme, qui dévouée, quand elle est amie, n'en a pas moins professé toute sa vie le plus complet détachement de toutes les affections humaines, qui a montré pour l'humanité un mépris de philosophe cynique, doutant de l'amitié, affectant la dureté, raillant la philosophie, cette femme abdique son impassibilité, humilie sa superbe devant les pauvres chiens boîteux qu'elle recueille. " Chron. 57 et 61; V, 491 et 494. Reynaldo Hahn a exprimé avec plus de franchise son jugement au sujet de la comtesse Potocka. voir Notes (journal d'un musicien). Paris, Plon, 1933, pp. 267-268.