Marcel
Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Cher Mossieur de Binibuls
Je
ne suis pas venu ce soir puisque avez dit. Alors sorti, alors crise. Alors dites
si voulez de moi Dismanche soir (en me laissant la
faculté de ne venir que lundi si trop souffrant) 2. Mais comme lettres n'arrivent
pas dimanche journée, envoyez petit télégramme afin que sache. - Pleursé
en lisant souffrances de mon Buncht. Comme voudrais pouvoir faire souffrir moschant mal qui vous torture 3. Quand Clovis entendit le récit de la passion du Christ,
il se leva, saisit sa hache et s'écria:
" Si
j'avais été là avec mes braves Francs, cela ne serait pas arrivé ou j'aurais
vengé tes souffrances. " 4 Ce qui est bien poney de la part de si moschant roi qui et qui. Mais moi je ne puis même pas dire cela car je n'aurais pu empescher et ne saurais qui châtier, pas même la vieille P " qui porte sur la tête des
plumets qui seraient à leur place sur des corbillards et jusqu'à des décorations,
intermédiaire entre la croix des cent gardes et le ruban bleu des Enfants de
Marie " (R. de Montesquiou). Vous savez qu'il achève un livre qui est divisé
en deux parties. I : la beauté qui ne laisse pas voir sa noble vieillesse :
la Comtesse de Castiglione. II : la laideur qui exhibe sa décrépitude : La vieille
P[otocka], ouvrage dont il a donné l'autre jour un
avant-goût dans une lettre au Siècle 5. A Saint Moritz comme quelqu'un avait
perdu une superbe lorgnette il a dit ce doit être à Me de Rothschild - ou à
Me Lambert - - ou à Me Ephrussi - ou à Me Fould, Et le lendemain il a dit :
j'avais encore visé trop haut c'était à M. Untermayer, au-dessous de Mayer, moins que M. Mayer, pensez
ce que c'est. " - Cher Bininuls je voudrais que l'écrin
de ma mémoire fût plus riche pour distraire petit maladch
chersi. Mais ne sais rouen. Encore ceci pourtant.
Meyer est comme enivré. Il " notifie " son mariage à tous les souverains ou
au moins ducs 6. Ses témoins à lui seront les ducs de Luynes et d'Uzès. Il a
rencontré Barrès et lui a dit : je pars pour Versailles, voulez-vous que
je salue de votre part mon cousin Louis XIV ? Il a écrit à la vieille Brancovan qu'il allait faire vivre tous les Fitz-James et il laissera le Gaulois au frère de sa fiancée
qu'il va y attacher de son vivant. Encore d'autres folies de ce genre. Lui
qui autrefois plus piteux racontait ainsi son duel, excusant sa célèbre parade
: " Que voulez-vous, je croyais que j'allais trouver un gentilhomme et je me
suis trouvé en face d'une espèce de fou qui aurait pu me tuer ! " (mot digne de M. Jourdain, l'autre bourgeois gentilhomme, et
qui tenait aussi à sa peau) - C'est du même duel qu'il disait : " Pour que cela
s'oublie il faudra au moins dix ans - ou alors une guerre. " 7 Mais vous savez
tout cela et petit beser de bonsjour
de birnuls. On a joué chez Larsue (d'où crise et crise) si jolie musiquch et tout le
monde et tout le monde et c'était
Puisque ici
bas toute âme 8.
Et Antoine
Bourbesto a dit que c'était ressemblant aux trios
de Mozart (?)
[SANS SIGNATURE]
1. Hahn 71-77 (n° XLIV). Sur papier de grand deuil. Proust écrit un vendredi soir, semble-t-il, car il propose au destinataire de répondre par télégramme s'il veut le recevoir dimanche soir, les lettres n'arrivant pas dans la journée du dimanche. Cette lettre daterait donc du vendredi soir 9 septembre 1904: allusions à l'article paru dans le Siècle du 22 août 1904 (cf. note 5 ci-après), au prochain mariage Meyer-de Turenne (note 6). Cf. les notes 2 et 3 ci-après.
2. Proust ira dîner avec le destinataire à Versailles, à ce qu'il parait, le jeudi soir 15 septembre 1904.
3. Le destinataire souffre d'une amygdalite pénible lors de son retour d'un voyage à Hambourg. Il arrive à Versailles vers le 4 septembre; sa présence à Versailles est signalée par Le Figaro du 8 septembre 1904.
4. Proust cite sans doute de mémoire, peut-être d'un livre de classe qu'il a lu au lycée. Cf. B. Zeller, Les Francs mérovingiens Clovis et ses fils extraits de Grégoire de Tours des Chroniques de Saint-Denis etc. Paris, Hachette, 1880, p. 33 : " Ainsi comme saint Remi récitait la manière de la passion de Jésus-Christ, comme il fut lié à l'étau, battu, et puis crucifié, le roi, qui moult avait grant compassion des griefs qu'il oyait réciter que on lui avait faits, dit un beau mot : " Certes, dit-il, si je eusse là été avec mes Francs, je eusse bien vengé les outrages que on lui faisait. " (Chron. de Saint-Denis, I, 20.)
5. Le Siècle du 22 août 1904 publie, sous la rubrique Au jour le jour : Ce qu'ils font (suite), par Maurice Guillemot, une longue lettre de Robert de Montesquiou sur les ouvrages qu'il prépare il y annonce en particulier une Etude sur la Comtesse de Castiglione. " Le point qui m'a particulièrement attaché à l'histoire de la Comtesse de Castiglione est ce fait d'avoir soustrait sa beauté aux injures de la décroissance d'hommages, en même temps que d'avoir épargné aux contemporains contemplatifs l'injure d'une diminution d'attraits. Une résultante de mon application sur un si noble exemple de personnelle dignité esthétique, et de charitable respect d'autrui, devait avoir pour contre-partie la création, ou plutôt la réalisation, le rendu d'un type différent, qui égale en ridicule et en épouvante la magnificence de l'autre.
"Mais, que ces temps sont changés ! Pour Dieu ! qu'est-ce que ces octogénaires houris, Mathusalems féminins du décolletage mucilagineux et de l'aigrette menaçante qui promènent, sous des lustres, qu'il faudrait éteindre, des panaches mieux de mise sur un corbillard et des couronnes auxquelles il ne manque que regrets éternels? Sans compter des décorations; oui, monsieur, des ordres qui flottent et hésitent entre le ruban azuré de l'Enfant de Marie et le cordon bleu de la cuisinière.
"J'abrège. Vous voyez le parti qu'on peut tirer d'un tel parallèle, qui tient, depuis de longs jours et pour quelque temps encore, ma vie attentive et suspendue entre la contemplation de cet ange et la poursuite de ce monstre. D'une part, la volontaire exilée des salons et des spectacles, dans lesquels s'irradie à jamais le souvenir de sa splendeur inextinguible. De l'autre, le pilier du dîner en ville et le vieux cure-dents, témoin du second Empire (est-on bien sûr que ce ne soit pas du premier ?)... " De ce diptyque, Montesquiou ne publia que le premier volet, sans doute par crainte d'un procès en diffamation. Du reste, bien que la comtesse Potocka fût plus âgée que lui, elle devait lui survivre de presque une décennie. Son livre La divine Comtesse : étude d'après Mme de Castiglione parut en 1913.
6. Il s'agit du prochain mariage d'Arthur Meyer, directeur du Gaulois, âgé de soixante ans, avec Marguerite de Turenne, petite-fille du duc de Fitz-James, laquelle en avait vingt-quatre. Le mariage civil eut lieu le 7 octobre 1904; le mariage religieux eut lieu le lendemain. (Cf. le Gil Blas, Le Malin et Le Figaro du 9.) Les témoins de la fiancée furent le duc de Fitz-James et le colonel vicomte de La Panouse; pour Arthur Meyer : François Coppée et Alfred Mézières, sénateur, président de l'Association des journalistes parisiens. Tous deux étaient de l'Académie.
7. Le duel Meyer-Drumont eut lieu le 24 avril 1886. On remarque un désaccord considérable entre les divers récits de ce duel. Cf. le Journal des Goncourt, t. VII (Paris, 1894), pp. 126-128; Léon Daudet, Paris vécu, 2° série, Paris, 1930, pp. 126-128. On avait supprimé un passage favorable à Meyer dans le Journal des Goncourt. Voir André Billy, Vie des frères Goncourt, t. II, Monaco, 1956, p. 188.
8. Rêverie, mélodie composée par Reynaldo Hahn à l'âge de quinze ans sur des vers de Victor Hugo, Les Voix intérieures, XI. R. Hahn, Mélodies, Paris, Heugel, 1895.