Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Vers
la mi-avril 1906] 1
0
Reynaldo je te dirai lansgage!
Puisque à dessein tu partis - insensé!
Dans le moment
que prenant mon courage
A deux mains,
et d'un pas pressé
Du Figaro
j'ouvris l'ultime page 2
O Reynaldo
je te dirai lansgage!
Mais mon
enfant souffre que ma sagesse
S'inspire
ici des dictons anciens
Ne craignant
pas de les faire siens.
Ainsi Racine
en use avec la Grèce
Et Moréas...
Pardon 3! ô lyre enchanteresse
Toi qui charmas
Gustava et sa détresse 4
Pardonne-moi
divin musicien
O successeur
d'Ange Politien 5.
Pourquoi
te diras-tu, Marcel veut-il m'écrire
Minuit est
dépassé, sa couche le rappelle.
Mais ton
pigeon sent battre encor son aile
Et veut courir
jusqu'à ton oreiller
Sa tendresse
pour toi ô Buninuls est telle
Que, pensant à Salsbourg 6 elle le fait veiller
Mais le sommeil
aussi le fait déjà bâiller
Rothschild
est un banquier dit-on plein de mérite
Déposer son
argent chez lui est le cher rite
De tout ce
qui possède Espagne ou Mexicain.
Aussi donc
au cocher, sans peur dis : rue Laffitte 7!
Robert y
veille aussi, beau comme une Charite 8
Sur le seuil
du logis la Fortune est écrite
Tant de gens
ont monté le degré qui s'effrite
Que cet ancien
logis tenterait Henri Cain 9.
Et qu'importe
après tout si Drumont s'en irrite?
Qui s'en
va chez Lecoffre acheter son bouquin 10 ?
Mais Buncht ô mon enfant veille à ton patrimoine
Alarmer follement
nos plus chers intérêts
Il est encor
crois-moi des placements prospères
On insulte
l'armée, on expulse les Pères,
Mais la rente
remonte aussi quand tu parais
Poincaré
11 ! Donc ô Buncht, spécule, agiote, espère!
Cela vaut
bien autant que d'être militaire
Et s'il fut
autrefois dieu des filous sur terre
Hermès, ne
dis pas non! vaut cependant Arès 12.
Tu diras
qu'une bourse aussitôt qu'elle sonne
Charme; mais
vide hélàs, il n'y a plus personne
Ainsi que
dit la Marquise d'Albufera.
Mais ne sois
pas enfant, ô Reynaldo raisonne!
Ecoute Robert
de Rothschild (je le soupçonne!)
Il te dira
mon cher ce que faire il faudra.
Peut'être
la Russie autrefois richissime
Etant si
bas 13, te dira-t-il de t'y lancer
Comme un
désespéré parvenu sur la cime
Qui veut
tenter un soir l'infini de l'abîme
A mon très
humble avis ce serait plus qu'un crime
Le tsar est
un enfant et le Ukaz - Potemkine
Prouve que
le Commerce ira sans se laisser
Arrêter par
Guillaume 14 ou le Maréchal Prime
D'ailleurs
le trois pour cent ne fit déjà plus prime 15.
Je ne te
le dis pas, crois-nous, " quant à " la rime
Ce sont jeux
auxquels je ne daigne me baisser
Et la preuve
c'est que je m'en vais me cousser
Sans même
demander mon cher à t'embrascher.
Bonjours
1.
(Hahn 86-88 (n° LI). Sur papier de deuil. Cette lettre semble se situer vers
la mi-avril 1906, moment où le destinataire part pour Constantinople : allusions
à l'emprunt russe (note 14 ci-après), à Salzbourg (note 6), au ministère Poincaré (note 11). Voir aussi la note 6.
2.
La page du Figaro où se trouve, à l'époque, les rubriques
Marchés Financiers, Bourses étrangères, Informations Financières, Fonds d'États
Etrangers, etc.
3.
Cette mention semble être un murmure de reproche. Le destinataire va donner,
au mois de juin, chez Mme Duglé, la primeur des Feuilles blessées, recueil de
mélodies par Reynaldo Hahn inspirées des Stances de Jean Moréas. (Gil Blas
du 12, le Figaro du 15 juin 1906.)
4.
Gustava : surnom qu'on donnait à la baronne Gustave de Rothschild, née Cécile
Anspach (1840-1912). Cf. le Côté de Guermantes, Il, 432 : " Quelquefois on
se contentait d'ajouter un a au nom ou au prénom du mari pour désigner la femme.
L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du Faubourg ayant pour
prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours
Raphaëla (...] "
5.
Angelo Poliziano (1454-1494), auteur du célèbre poème pastoral l'Orphée.
6.
Le Temps du 11 avril 1906 annonce, p. 3, sous la rubrique Théâtres : " - M.
Reynaldo Hahn vient de recevoir la récompense de l'effort artistique qu'il a
donné en organisant et en dirigeant le festival Mozart avec un vif succès.
"
On lui a, en effet, demandé de conduire Don Juan aux fêtes qui vont avoir lieu
au mois d'août, à Salzbourg, en l'honneur de Mozart. " Cette représentation
réunira les artistes les plus illustres. Mme Lili Lehmann jouera le rôle de
donna Anna, et Mlle Farrar celui de Zerline.
7.
La maison de Rothschild frères, banquiers, 21, rue Lafitte (IX°) à Paris. La
lettre du 9 aoùt 1906 du même au même nous apprend que Reynaldo Hahn a voulu
suivre le conseil donné par Proust dans cette lettre, mais que la banque Rothschild
n'a pas accepté son argent.
8.
Baron Robert de Rothschild (1880-1946). D'après le Figaro du 17 octobre 1899,
il avait été reçu premier à l'École des mines.
9.
Henri Cain (1857-1937), auteur dramatique et peintre, grand collectionneur de
meubles, d'objets d'art et de peinture du XVIII° siècle. (Qui êtes-vous? 1909-1910,
p. 87.)
10.
Allusion au livre d'Édouard Drumont, la France juive (1886). Lecoffre est le
nom d'un libraire-éditeur, rue Bonaparte, 90. (P. Hach. 1904, 329.) Sainte-Beuve
fait mention d'une série de classiques publiée par Lecoffre.
11.
Raymond Poincaré, nommé ministre des Finances dans le cabinet Sarrien, le 14
mars 1906. Ce ministère dura jusqu'au 26 octobre.
12.
Hermès, le dieu grec des voleurs. - Arès, dieu grec de la guerre.
13.
Par suite de la guerre russo-japonaise. Le traité de paix que les participants
avaient signé à Portsmouth (New Hampshire), le 5 septembre 1905, stipula des
conditions fort dures pour la Russie.
14.
Allusion à l'oukase impérial du 17 avril 1906 annonçant l'emprunt russe 5 o/o
1906. Le Journal des Débats du 28 avril 1906 précise : " S'il n'y a pas eu d'émission
publique de l'emprunt russe en Allemagne, cela n'a pas empêché les souscriptions
allemandes, mais elles se sont faites à l'étranger, sans participation officielle
de la haute banque de Berlin. " Cf. le même journal à la date du 23 avril 1906,
pp. 1-2.
15.
Le Tableau comparatif des cours de la bourse pour 1906 semble confirmer ce que
Proust dit. On y indique : Russe 3 o/o or 1896, à la date du 2 janvier, au cours
de 72; le 31 mars : 70 50; le 30 juin, il est descendu à 62 50. (Ann. Presse
25, p. XXVIII.)