Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VI-38

 

[Le samedi 21 avril 1906] 1

 

Cher Binchnibuls (Car je ne veux plus de neveu et d'oncle 2 en ce moment vous expliquerai retour) c'est trop moschant qu'écrivant lettereh si gentille ne disiez pas si toussez, si voix pas enrouée, si malaise, si fievre. Je ne suis pas si savant que mon Reynaldo qui quand on lui dit qu'on a mal à la gorge dit: [ " ]Est-ce vraiment à la gorge ? Quoi ? Vous avez mal là ? Ici Marcel ? aux amygdales. " Reynaldo je n'ai jamais su où étaient les amygdales pas plus que je n'ai jamais su s'il fallait dire aeropage ou areopage et recepissé ou recipissé. Mais je veux savoir si grippeh de Moschant est guersie. La mienne l'est mon genstil et depuis que vous m'avez vu je n'ai jamais cessé d'aller très bouen et triste que soyez juste parti ce jour là (et ne craindrais nullement odeurs en ce moment. D'ailleurs celles de Reynaldo sont si faibles et peut'être bien chimériques 4 Car aurais mieux joui de vous et pas une fois asthmeh, pas une seule crise! -
J'ai maintenant un médecin car Bize 5 est venu le Vendredi Saint le Mardi de Pâques, hier Vendredi et revient Vendredi prochain. Il me prescrit mille médicaments. Mais l'heure de la consultation seule est venue. Celle de l'obéissance ne viendra que plus tard. Mais j'ai obéi à Reynaldo qui voulait que Desfonandrès 6 fût auprès de moi en son absence. Il y est.
Vos amis les révolutionnaires sont simplement abjects et votre ami Lewis lui-même est outré 7.
Je suis bien content que vous aimiez ce pays qui doit être si beau et qu'il ne vous fasse pas de mal 8. J'ai rêvé cette nuit que j'étais avec vous et la Veuve 9à Saint Moritz. Mais ceci plus beau, genstil. Bize m'a sans absolument le vouloir rendu excessivement pessimiste sur ma santé. Mais voyant cela il m'a donné de bonnes paroles. Cela suffit pour me remettre de bonne humeur (à cet égard, car chagrin augmente tous les jours de Maman). Je ne sais si vous pensez encore autant à vos concerts que moi, chaque jour la pensée de leur succès m'apporte de nouveaux enchantements 10.
Marie m'a écrit (tombeau) pour, carrément (Reynaldo) me demander de la reprendre 11. J'ai répondu comme Henri VIII : " Impossible! " Heureusement qu'elle ne peut pas comme Anne Bolyn 12 répliquer : " Mais pourtant vous l'aviez promis. " Je pense tout le temps à vous dans lit et vous trouve tellement poney que je ris tout seul.

Tendresses

Genstil.


1. Hahn 78-79 (n° XLVI), texte tronqué. Sur papier de grand deuil. Cette lettre date du samedi 21 avril 1906 : allusions aux concerts de Hahn (note 10 ci-après), aux visites de Bize " venu le Vendredi Saint [13 avril] le Mardi de Pâques [17], hier Vendredi [20 avril] ". Cf. la note 7.

2. Il s'agit apparemment de la comédie de Frédéric Schiller, Oncle et neveu. Proust fera allusion à cette pièce dans Sodome Gomorrhe : Il, 695.

3. A cet endroit du manuscrit, Proust ferme des guillemets qu'il n'a pas ouverts.

4. Ms : la parenthèse est ajoutée en interligne. Elle n'est pas fermée.

5. Il s'agit de Maurice Bize (1870 ?-1962). Cf. Cor, III, pp. 92 110.

6. Des Fonandrès, un des médecins appelés en consultation dans la pièce de Molière, l'Amour médecin.

7. Allusion à la campagne électorale des socialistes unifiés. Les élections législatives devaient avoir lieu le 8 et le 20 mai. J'ignore qui pouvait être ce Lewis, ou " Lewiss ".

8. Reynaldo Hahn avait quitté Paris pour Constantinople, qu'il ne connaissait pas, dans la semaine d'avant Pâques (15 avril).

9. La Veuve : Mme Lemaire.

10. Il s'agit des concerts de Mozart que Hahn avait dirigés à Paris les 23, 26 et 29 mars 1906.

11. Marie : voir Cor, V, lettre 31, datée du 6 mars 1905, où, à propos de " drames domestiques " occasionnés par un thé que Proust avait donné, il annonce : " Ma fidèle Marie à la suite de ces luttes est partie hier, et je suis désolé. "

12. Sic. Anne Boleyn (vers 1500-1536), deuxième épouse du roi Henry VIII, lequel l'accusa d'adultère afin de s'en débarrasser et la fit décapiter.