Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Peu
après le 16 mai 1906] 1
Mon
cher Genstil
La
prétention infinie du style vous perdra. Saint Augustin l'a dit " C'est dans
les plus beaux fruits que les vers se forment et c'est plus aux excellents esprits
que l'orgueil a coutume de s'attacher 2. " Et Bourdaloue parle " de ces esprits
qui ne rougissent pas non seulement de l'insolente distinction mais encore
de l'extravagante singularité dont ils se flattent quand ils écrivent, jusqu'à
rendre des actions de grâces à Dieu de ce qu'ils n'étaient pas comme le reste
des hommes : Gratias tibi ego, quia non sum sicut ceteri hominum 3. Est-il rien
de plus ravissant que cette différence que vous marquez (et que je n'aperçois
guères) entre " une mortelle possédée des Dieux et... (on s'attend à quelque
chose de tout différent, voire même d'opposé)... et une jeune déesse familière
". Cela rappelle, avec les grâces en plus, l'immortelle parole du Duc de Mouchy 4 que vous avez recueillie - ou hinsventée :
" Comment seulement treize francs! Ce n'est pas possible.
J'aurais cru treize francs quinze! " Entre la mortelle possédée des Dieux et
la jeune déesse familière la distance ne m'apparaît pas beaucoup plus considérable
ou plutôt il ne m'apparaît pas quelle elle peut être, pour la raison que si
je devine - et fort mal - ce que peut être une mortelle possédée des Dieux
- j'ignore entièrement ce que les anciens, et les " savants en us 5" de votre
sorte, entendent par " une jeune déesse familière ". Ce sont là nuances bonnes
pour un Reynaldo et pour un Sainte-Beuve, pour vous autres grands lettrés et
grands mythologistes. Mais n'y a-t-il pas quelque impertinence à paraître faire
consister toute la différence là où les simples mortels ne sauraient en voir
et un goût de pédantisme et de préciosité dans une érudition qui fait penser
à celle de cet Arsène de La Bruyère " qui du plus haut de son esprit contemple
les hommes, dans l'éloignement où il les voit et se donne à peine le loisir
de prononcer quelques oracles 6". Pour moi, pauvre bininuls, je vois dans tout
cela le jeu et la moquerie. Sans doute votre phrase est admirable, elle a des
ailes, elle s'envole, mais à la façon de la perdrix railleuse de Lafontaine,
qui
prend sa volée, et rit
Cet
homme dont votre phrase envolée se rit, c'est moi qui la suit des yeux toujours, avec ravissement et indignation. Mais enfin finissons-en
avec cette jeune déesse familière qui venait d'autant plus à faux que je n'avais
nullement parlé de la Poix 8 mais de la Polignac 9. Mais vous récidivez dans
le pédantisme et dans l'insolence sans plus connaître de bornes, quand vous
osez me reprocher de prendre la comtesse de Gray 10 pour " une Coulanges alors
qu'elle n'est qu'une Thianges ". Ecrivez cela à Sainte-Beuve, à Walkenaer, à Bussy 11 mais à moi! C'est d'autant plus impertinent que vous savez que pour
nous tous qui ne savons pas le dix-septième siècle,
toutes ces femmes secondaires des lettres de Mme de Sévigné apparaissent à
peu près pareilles. Thianges, Coulanges c'est tout un et Coulanges ferait plutôt
le nom d'un bon abbé et Thianges d'un de ces " petits " de Thianges ou
d'Elbeuf, sans qu'on ait jamais pu savoir ce que Me de Sévigné entend par ce
" petit " là. Feindre de voir entre cette Coulanges et cette Thianges comme
une nuance qui saute aux yeux d'abord, ce n'est rien que pour m'humilier. Parler
de cette erreur entre Thianges et Coulanges comme d'une confusion si choquante
que la dénoncer suffit à en faire justice. " Vous prenez pour une Coulanges,
ce qui n'est qu'une Thianges " comme on dirait vous prenez le noir pour le blanc.
Faudra-t-il alors que nous ayons à distinguer couramment entre Mme d'Harouys
et Mme de Lavardin, entre la Marquise de la Trousse et la Comtesse de Sanzéi 12, entre la Princesse de Tarante et la Comtesse de Guitaut? Encore votre Coulanges
n'est-elle pas si merveilleuse que d'être proposée ainsi comme le type et l'exemple
et si naturellement opposée aux Thianges et Grey. Car je ne pense pas que vous
parliez de la Coulanges née de Bèze qui servit de mère à Me de Sévigné et qui
était en effet une femme supérieure, ni des trois Coulanges des prénoms des
maris desquelles je vous fais d'autant plus volontiers grâce que je n'en ai
point souvenance. Mais sans doute parlez-vous de la femme du petit Coulanges
dont Saint-Simon disait que rien ne lui coûtait que la contrainte et l'étude 13, et dont son mari lui-même disait : " Une femme de sens et de raison
peut-elle ortographier de la sorte 14" Et
encore je n'admets " de sens et de raison " qu'après les représentations d'Esther,
après le moment où son cœur est changé, où elle écrit à son mari qui accompagne
à Rome le duc de Chaulnes " Mon cher Monsieur, il faudrait songer à quelque
chose de plus solide 15". Jusque là je veux bien qu'elle ait de l'esprit mais
elle est aussi folle que son mari et, qui pis est, encourage ses folies. Je
ne veux pas trop me fatiguer pour vous montrer combien je suis fasché alors
que je ne le suis pas, et combien vous êtes prétentieux alors qu'en tout seulement
vous courez à l'exquis, mais je vous avertis que si vous outrepassez ainsi,
à vouloir faire le Valincour vous ferez le Lassay 16 et quand vous croirez n'être
que Méré vous serez bien près d'être Tréville 17. Et tout cela est trop moschant,
et surtout d'avoir voulu vous essayer de profiter de ce que faisiez le Voyage
de M. Perrichon pour me jeter de la Poudre aux yeux à peine arrivé à la Station
Champaudet 18, sachant bien que je vous pardonnerais au retour et que aussitôt
rentré vous redeviendriez comme Célimare, le Bien aimé 19. Mais c'est un peu
fort de vouloir me prouver que je ne sais même pas la Grammaire. Mais je suis
phastigué au delà de tout et me réserve dans une prochaine épître de vous montrer
de gentilles petites choses sur cette Gladys blanchissante 20 tandis que
La
neige tombe en paix sur ses épaules nues 21.
2.
Nous ne retrouvons pas la citation de saint Augustin.
3.
(Euvres complètes de Bourdaloue de la Compagnie de Jésus. Nouvelle édition revue
avec soin par une société d'ecclésiastique. Tome sixième, Paris, 1900. De l'humilité
et de l'orgueil. II. Caractère de l'orgueil, et ses pernicieux effets dans
le Pharisien, pp. 511 sq. " Orgueil grossier dont rougit pour eux toute personne
sage et pourvue de raison; mais eux, ils ne rougissent de rien, tant ils sont
infatués d'eux-mêmes et prévenus à leur avantage " (p. 512). III. Mon Dieu,
je vous rends grâces. " Mais ce n'était pas là, à beaucoup près, l'esprit du
pharisien. Il remercie Dieu, pourquoi? non pas pour donner à Dieu la gloire
de toutes les perfections dont il se flattait d'avoir été doué, mais pour se
l'attribuer à soi-même, pour se retracer le souvenir de tant de bonnes qualités,
pour se les remettre devant les yeux, et pour s'y complaire. [...] A son gré,
il n'y a personne qui l'égale, ni qui puisse entrer avec lui en quelque comparaison"
(p. 515). IV. Je ne suis pas comme le reste des hommes, lesquels sont voleurs,
injustes, adultères, ni tel que ce publicain. " C'est ici que l'orgueil se découvre
dans toute son étendue : et par où? par un esprit de
singularité, par un esprit de censure et d'une censure outrée, par un esprit
de dureté envers les pécheurs; et de plus, par un aveuglement grossier à l'égard
de soi-même " (p. 518). (Je souligne.)
4.
Antoine de Noailles, duc de Mouchy (1841-1909).
5.
Molière, Les Fâcheux, III, II, vers 642 (Caritidès à Eraste)
Oui,
je suis un savant charmé de vos vertus,
6.
La Bruyère, Les Caractères ou les mours de ce siècle, Des ouvrages de l'esprit,
24 : " Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et dans l'éloignement
d'où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse [...] occupé et rempli
de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles
[...] " (œuvres complètes, texte établi et annoté par Julien Benda, Paris,
Gallimard, 1951, p. 71.
7.
Fables, livre IX, Discours â Madame de La Sablière, vers 90-91.
8.
Il s'agit de la princesse-duchesse de Poix, née Madeleine du Bois de Courval
(1870-1944). Il est plusieurs fois question d'elle dans la Recherche : Le Côté
de Guermantes, II, 196 et 201 (" Madeleine "); la Fugitive, III, 668.
9.
La princesse Edmond de Polignac, née Winnaretta Singer (1865-1943).
10.
Voir Cor, IV, 167, note 4.
11.
Charles Walhenaer (1771-1852), biographe de La Fontaine et de Mme de Sévigné.
- Roger comte de Bussy-Rabutin (1618-1693).
12.
Mme de Sévigné parle souvent de la marquise de la Trousse, née Henriette de
Coulanges, et de la belle-fille de cette dame, ainsi que de la comtesse de Sanzei,
née Anne-Marie de Coulanges, sœur. d'Emmanuel de Coulanges.
13. " Le monde perdit aussi Coulanges. C'étoit un très-petit homme, gros, à face
réjouie, de ces esprits faciles, gais, agréables, qui ne produisent que de jolies
bagatelles, mais qui en produisent toujours et de nouvelles et sur-le-champ,
léger, frivole, à qui rien ne coûtoit que la contrainte et l'étude, et dont
tout étoit naturel. " Mémoires du duc de Saint-Simon publiés par MM. Chéruel
et Ad. Regnier fils et collationnés de nouveau pour cette édition sur le manuscrit
autographe avec une notice de M. Sainte-Beuve. Tome douzième, deuxième édition.
Paris, Librairie Hachette, 1887, p. 416. (Je souligne.) Il s'agit de Philippe-Emmanuel
de Coulanges (16331716), Maître des Requêtes, écrivain et chansonnier, cousin
de Mme de Sévigné, qui l'appelle " le petit Coulanges ".
14.
Citation d'une lettre datée A Paris, le 27e août [1694], de Coulanges et de
Madame de Coulanges à Madame de Sévigné, où M. de Coulanges écrit : "C'est bien
parlé; voilà un beau griffonnage, et une femme qui a du sens et de la raison
peut-elle orthographier de la sorte? " Lettres de Madame de Sévigné, de sa
famille et de ses amis recueillies et annotées par M. Monmerqué, nouvelle édition,
tome X, Paris, 1862, p. 182.
15.
Madame de Coulanges à Coulanges, Paris, 23° juillet [1691] " Et que veut-on
faire de recommencer toujours des visites, se troubler des événements qui ne
nous regardent point? alerte sur les voyages de Marly,
les traiter solidement, se retirer pour en parler avec un air de solidité qui
fait rire les gens qui voient cela tel qu'il est? Mon cher Monsieur, il faudroit
songer à quelque chose de plus solide. " Loc. cit., p. 42. L'auteur de la lettre est MarieAngélique Du Gué,
dame de Coulanges (1641-1723). La mère de Mme de Sévigné était Marie de Coulanges,
qui avait épousé Celse Bénigne de Rabutin, baron de Chantal.
16.
Jean-Baptiste Henri Du Trousset, sieur de Valincourt (16531730), ami de Boileau,
historiographe du roi Louis XIV, successeur de Racine à l'Académie. Armand de
Madaillan de Lesparre, marquis de Lassay fut célèbre surtout pour ses aventures
romanesques. Saint-Simon en parle, ainsi que Sainte-Beuve (Causeries du lundi,
IX, p. 162 et suiv.).
17.
Mme de Sévigné parle du " chien de style " d'Antoine Gombaud, chevalier de
Méré (1607-1684). Henri-Joseph de Peyre, comte de Tréville ou Troisville, commandant
d'une compagnie de mousquetaires, célèbre par sa galanterie, puis par sa conversion.
Boileau parle de lui dans ses poésies, et Saint-Simon raconte sa vie et sa mort.
Louis XIV refusa de ratifier son élection à l'Académie.
19.
Allusion aux pièces de Labiche : Le voyage de M. Perrichon, dont la Comédie-Française
venait de. donner la reprise le 10 mai 1906; La poudre
aux yeux, La station Champbaudet, Célimare le bien-aimé, La grammaire. - Rappelons
que Reynaldo Hahn, après un voyage à Constantinople, venait de rentrer de Londres.
20.
Nouvelle allusion à lady de Grey, âgée alors de quarante-sept ans.