Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VI-100

 

[Peu avant le 9 août 1906] 1

 

Hélas quand ton triomphe, énorme, mondial,
Eclatant sur Salzbourg 2 comme un feu boréal
Issu près des Tropiques
Te jettera des fleurs autant qu'en vend Debac 3,
Et qu'au sein fulgurant des victoires épiques
T'acclameront Saint Saëns et Gabriac !
Alors ô Bunchnibuls, oublieux de Buncht même
Si, rival ténébreux de Losques et de Bac 4
Il envoie un dessin au Bunchnibuls qu'il aime
Tu le jetteras au panier?
O Reynaldo peux-tu le nier?
Hélas quand Rebecca murmurante et plaintive
Se redit implorant le ciel pour qu'il survive
Les mots touchants d'Eléazar 5
Et, sublime inventeur, en sa grâce fortuite,
Ajoute à l'aria cette phrase inédite
Que lui dicte le seul hasard!
Quand la Comtesse 6, hélas, - Isaac 7 ou Farrar 8 -
Profitant de l'instant où ne la voit personne
Caresse Chérubin que Beaumarchais soupçonne
Et que divinise Mozart !
Que dans un bal vulgaire on dans leur ressemblance
Indistincts, l'un de l'autre d'Aramon 9 s'élance
Avec le Marquis Dadwisart 10
La chaleur les terrasse et leur fin serait proche
Si Griffon 11 prévoyant ne sortait de sa poche
L'extrait créé par Corvisart 12
Quand Lili 13 voudrait bien ajouter - ô Tessen ! -
A son café mit milch des Delicatessen
Dans quelque " Restauration "
Et pour cela bravant vingt fois Poseidon
va courir - ô rançon des femmes trop gourmandes -
Se cachant parmi les îles anglonormandes.
Lorsque la Pourtalès vers qui la Murat s'incline
Epuisera sur vous cette bouche câline
Que désirèrent tant de rois
Et que sublime Iseult et moins illustre Alceste
L'illustre Félia 14 voulant avoir son reste
Prendra vos c..... à la fois
Alors ô ma beauté dites à la Litvine 15
Qui vous mangera de baisers
Que je garde l'essence et la forme divine
De mes amours germanisés. 
Fin de cette pièce. Chanson 16 n'a pas de rapport avec elle.

Brûlez immédiatement

 


 

1. Proust semble avoir envoyé cette pièce avec sa lettre au même que je date du jeudi 9 août 1906 : cf. allusion à Salzbourg (note 2 ci-après) et le post-scriptum (note 16).

2. Au sujet de ce prochain " triomphe", voir la note 6 de la lettre 32 ci-dessus, et la lettre 104 ci-après.

3. Debac, fleurs naturelles, 63, boulevard Malesherbes. Odette dira qu'elle n'a pas d'autre " fleuriste attitré ". JF, I, 603; P.-Hach. 1910, p. 468.

4. Daniel de Losques venait de donner un album de ses dessins sous le titre Couloirs et coulisses. Ses dessins paraissaient au Figaro et à l'Echo de Paris. Il mourut à la guerre en 1915. - Sigismund-Ferdinand Bach, dit Bac (1859-1952), né à Stuttgart, dessinateur, peintre et littérateur, auteur de plusieurs albums de dessins.

5. Comme il est question d'une " aria ", il doit s'agir d'un opéra, sans doute La Juive de Fromental Halévy sur les paroles de Scribe. mais Proust s'en souvient inexactement, car la fille d'Eléazar se nomme Rachel et non Rebecca. Dans la scène 2 de l'acte III, Rachel, "murmurante et plaintive", implore la justice suprême d'épargner son père, mais les mots qu'elle redit sont ceux de Léopold, qu'elle aime, et non d'Eléazar.

6. Il s'agit apparemment de la comtesse Edmond de Pourtalès, née Mélanie de Bussière (1832?-1914).

7. Adèle-Victorine Isaac (1854-1915), cantatrice de l'Opéra-Comique.

8. Géraldine Farrar (1882-1967), jeune cantatrice américaine qui avait déjà chanté avec succès à Berlin, à Paris et à Monte-Carlo. Elle devait participer au festival Mozart à Salzbourg, où on lui avait confié le rôle de la Zerline dans Don Giovanni.

9. Comte Bertrand d'Aramon. Voir Cor III, 62, note 3.

10. Sic. François-Marie-Pons-Louis marquis Dadisart, né en 1875.

11. Vincent Griffon, chef de clinique à l'Hôtel-Dieu. Il avait fait son internat avec Robert Proust.

12. Jean-Nicolas Corvisart (1755-1821), premier médecin de Leurs Altesses Impériales sous Napoléon ler, qui le fit baron.

13. Il s'agit de Lilli Lehmann. Voir la note 6 de la lettre 32 ci-dessus.

14. Félia : voir la note suivante.

15. Sic. Il s'agit de la cantatrice russe Félia Litvinne, née Schutz (1863-1936).

16. Proust fait sans doute allusion à la Chanson sur Bréval qu'il envoie avec sa lettre du jeudi 9 août 1906. Voir Hahn 93, lettre LVII.