Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VI-104

[Versailles, entre le 14 et le 20 août 1906] 1

Burnuls

Vous n'escrivez pas si succès, vous êtes un moschant. Vous ne pensez pas à mon agitation, à mon attente, à mon oreille tendue vers les applaudissements de votre salle en délire, moschant envoyez moi Germanishen article, et raskontez 2. En attendant oyez ceci : J'étais à ma fenêtre (fermée) je soulève le rideau et contemple un valet de chambre rasé, affreux qui passe, et note sa ressemblance avec notre ancien valet de chambre ivrogne Eugène. A ce moment ce valet de chambre lève les yeux sur moi, je les détourne, mais déjà je vois qu'il me fixe, je me dis c'est Eugène puisqu'il a l'air de me reconnaître, à la même seconde, il jette un cri que je n'entends pas mais que je vois, écoutez-moi bien, des gestes verticaux de bienvenue se dressent à droite et à gauche et au-dessus de sa tête, et je reconnais...... qui croyez-vous? dites-le? C'est peut'être Gordon Lennox 3 pensez-vous? - Non - Parbleu c'est Melville 4 - Nenni - Ah! c'est doncConstantin Ullmann 5 - Encore moins - C'était Shlesinger 6 !

De tourner la fenêtre, de dépister l'issue
Et de pénétrer dans l'appartement,
Notre maître matou vous le pensez bien
N'en eut que pour un moment.

(Lafontaine hasrangé)

- " Vous êtes de passage à Versailles? " - lui dis-je. - " Non j'y suis pour un long séjour. " - " Ah! Où habitez-vous? " " Ici aux Réservoirs dans la même annexe que vous, la chambre contigüe à votre appartement. Quelle chance que vous vous soyez mis à la fenêtre à cet instant précis. " Voilà bien des folies. Peut-on tirer de cela quelque moralité. " Sur l'avenir bien fou qui se fiera ", peut'être. Ou " Tout le malheur des hommes vient de ne pas se savoir renfermer dans une chambre 7" ou, tout ce que vous voudrez. Mais autre face de l'aven­ture : " Si je n'étais pas ici, je serais à Salzbourg " m'a-t-il dit. De cela aussi peut'être peut-on tirer une moralité : " A quelque chose malheur est bon " ou " Ce qui fit le bonheur des uns fait le malheur des autres " [.] Je veux dire par là que si vous n'aviez pas le malheur de n'avoir point Shlesinger, je n'aurais point le bonheur de l'avoir. Il m'a dit que ma barbe m'allait très bien " car cela va toujours bien aux figures vieilles et vieil­lies ". Il a paru charmant à René Peter et je l'ai trouvé remarquable comme toujours. " Vous allez brûler cette lettre " sourcils levés : " Vous la brûlerez " je vous donne cinq minutes pour cela. Je sais bien que cinq heures ne suffiront pas tant elle est longue. Et il faudra la prochaine fois vous exposer le rôle de Miss Deacon 8. Adieu, les lieux où vous n'êtes pas n'ont point de secrets pour me plaire.

Buncht.
 

1. Hahn 96-97 (n° LIX). Lettre écrite entre le 14 et le 20 août 1906 : voir la note 2 ci-après.

2. Allusion au festival Mozart qui eut lieu à Salzbourg du 14 au 20 août 1906, en commémoration du cent cinquantième anniversaire de la ville. Comme nous l'avons vu, Reynaldo Hahn y dirigeait deux représentations de Don Giovanni. Proust écrit cette lettre avant la publication des articles parus à ce propos dans le Figaro. Le 20 et le 21 août y paraissent deux articles de Robert Brussel intitulés Les Fêtes Mozart à Salzbourg (de notre envoyé spécial). Le second de ces articles, portant la date de " Salzbourg, 15 août ", annonce : " Le sacrifice est accompli : on a évoqué devant nous, non pas le spectre déformé de Mozart, mais son génie même, vivant, spirituel et tendre. Le spectacle de Dom Juan [...] nous a montré comment il convient d'interpréter Mozart. Cette reconstitution inoubliable, nous la devons au zèle, au goût délicat, au talent sûr et probe de deux artistes également connus du public parisien : Mme Lili Lehmann et M. Reynaldo Hahn. [.] Cette direction fait le plus grand honneur à M. Reynaldo Hahn; nous savions déjà par les concerts donnés à Paris qu'il aimait et comprenait Mozart, ces représentations de Salzbourg l'ont mis aujourd'hui au premier rang des interprètes de l'auteur de la Flûte enchantée. " Le critique loue également Lilli Lehmann pour son interprétation de donna Anna, ainsi que Géraldine Farrar, qui tenait le rôle de Zerline. Ferrari, dans le Figaro du 22, parlera aussi de ce festival et nommera ces mêmes personnalités.

3. Voir Cor V, lettre 156 et la note 3.

4. Voir Cor V, note 11 de la lettre 156.

5. Voir Cor III, p. 379, note 3.

6. Sic. Il s'agit de Hans Schlesinger (1875-1932), peintre français, fils de Henry-Guillaume Schlesinger (1813-1893), peintre de genre et de portraits, né à Francfort-sur-le-Mein, naturalisé français, qui exposa au Salon de 1840 à 1889. Il était le beau-frère de Hugo von Hofmannsthal, et était lié avec les Deacon. (H. von Hofmannsthal, Briefe 1890-1901. Berlin, 1935, p. 348; Bénézit, 111, 743.)

7. " Quand je m'y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. " Pensées de Pascal publiées dans leur Texte Authentique / Avec / Une Introduction, des Notes et des Re­marques / par Ernest Havet / Deuxième Edition / Entièrement / Transformée pour le Commentaire / Pendent opera interrupta. Tome Premier. Paris, Ancienne Maison Dezobry, Magdeleine et Cie, Ch. Delagrave et Cie, Libraires-Editeurs [Rue des Ecoles, 78. 1866, pp. 48-49, Article IV, 2]. - Je souligne.

8. Gladys-Mary Deacon (1881-1977), fille d'Edward Parker Deacon et de Florence Baldwin.