Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Versailles,
le dimanche soir 26 août 1906] 1
Mon
bon buncht
Je
ne peux pas vous dire bien que cela ait l'air si bête comme j'ai été ennuyé
que vous ayez dépensé 24 francs pour me télégraphier quand un seul mot aurait
suffi 2, un silence même que je sais plein d'amitié, et " cette voix du cœur
qui seule au cœur arrive 3" et que Dieu vous a donné de renforcer d'une voix
céleste qui n'en est que le symbole " audible " et qui même dans la simple conversation
garde sa résonance, son origine et son accent. J'étais allé voir mon oncle,
qui ne m'a pas reconnu, quand j'ai appris la gravité subite de son état 4. Et
ce voyage à Paris m'a mis dans un état tel avec presque accident dans la gare
que je n'ai pu aller à l'enterrement de mon pauvre oncle qui lui vint si fidèlement
me voir chaque soir depuis la mort de Maman jusqu'à ce que ses forces refusassent.
Cela m'a fait une seconde peine de ne pouvoir conduire notre deuil 5.
A
propos arsgent et 24 francs moschant, il faudrait si je n'étais si phastigué
que je vous explique que sans vous le dire pour ne pas vous hhasgiter, je vous
avais mis pour une petite somme dans un petit placement que j'ai fait dernièrement.
Je vous avais avancé la somme pour [éviter] 6 complications et j'ai vendu l'autre
jour (dans des conditions qui auraient pu être beaucoup, beaucoup meilleures
si je n'avais pas tergiversé et craint pour genstil) et je vous dois comme le
petit placement était très gentil à peu près cinq cents francs que vous avez
gagnsé. Est-ce que je ne suis pas un petit banquier assez genstil? Si cela peut
vous intéresser cette " mirifique " affaire qui en deux mois a tant rapporté
est une Compagnie néerlandaise de pétrole 7, c'est la première fois (unberufen
mein Gott 8 dirait M° Deslandes 9) que je fais une bonne affaire. J'aurais mille
Shlesingeriana à vous konster mais ne le puis pas car vous ignorez et ne serez
pas assez persuadé par ma lettre que les Fortuny 10 adorent Shlesinger 11, les
Mayer 12 aussi et que tous ces gens-là lui répéteront tout. Donc pour le retour.
Je ne réponds pas à votre offre de retour que je suppose une plaisanterie, et
qui si vous le réalisiez par fantaisie me jetterait dans le plus grand ennui.
Genstil qu'est-ce qu'on doit donner comme pourboires à un valet de chambre nommé
Léon et que je pourrais prendre successivement au théâtre pour Germain 13, Tariol
14, Falconnier 15, Clerh 16 etc. etc., à la concierge téléphoniste, aux maitres
d'hôtel, à la dame du bureau etc. etc. Je ne suis point très satisfait des Grosseuvre 17 et j'ai raison. Peter 18 est délicieux de ressources incessantes dans l'esprit
que je n'imaginais point, d'une inlassable gentillesse de façons avec moi, et
pour vous d'un attachement, d'une admiration d'une tendresse qui m'émeuvent. Mais que mes sentiments pour vous puissent vous être confirmés par Peter voilà qui me désespérerait si je ne comprenais bien
qu'il y a eu malentendu d'expression. Car il me semble que rien ne peut ni
les corroborer ni les infirmer et qu'ils fournissent leur certitude eux-mêmes.
Mille
bunchteries
1.
Hahn 98-99 (n° LX). Sur papier de grand deuil. Lettre écrite de toute vraisemblance
le dimanche soir 26 août 1906 : remarques sur le télégramme de condoléances
du destinataire (note 2 ci-après), regrets de n'avoir pu conduire le deuil de
son oncle (notes 4 et 5).
2.
Il s'agit évidemment d'un télégramme de condoléances que le destinataire a dû
envoyer en lisant l'annonce du décès de Georges Weil parue dans le Figaro du
25 août 1906. Voir la note 2 (le la lettre 110 à Robert Dreyfus ci-dessus.
3. A. de Musset, A la Malibran. Voir Cor V, note 2 de la lettre 107.
4. Voir la
lettre 110 à Robert Dreyfus ci-dessus, où Proust raconte son voyage à Paris
pour voir son oncle à l'agonie.
5.
La Presse du lundi 27 août 1906, p. 2 (journal du soir paru la veille), Nos
Echos [...] : " Les obsèques de M. Georges Denis Weil, Conseiller à la Cour
d'appel de Paris, décédé le 23 courant, ont eu lieu ce matin, à dix heures,
au milieu d'une nombreuse assistance.
" Le
deuil était conduit par MM. Oulmann [sic] beau-frère, et Proust, neveu du défunt.
"
Sur le corbillard avait été placée la robe de conseiller à la cour. Parmi les
personnes qui suivaient le convoi, nous avons reconnu : MM. G. Atthalin, Léon
et Georges Oulmann, Emile Javal, Maurice Mayer, Cochet, le lieutenant Rodrigues,
Emile Worms, André Duval, Griolet, Félix Weil, L. Sanson, Terrier, Charles Leduc,
E. et G. Coblence, André Neuburger, etc., et des délégations de conseillers
et d'avocats à la cour d'appel en robes.
"
L'inhumation a eu lieu au cimetière du Père-Lachaise. " Camille Oulman
(1854-1916), qui a conduit le deuil avec Robert Proust, était le frère de la
veuve, Mme Georges Weil.
7.
Il s'agit sans doute de la compagnie Royal Dutch.
8.
L'équivalent, en allemand, de : touchons du bois !
10.
Il s'agit de Mariano Fortuny de Madrazo (1871-1949), fils du célèbre peintre
catalan. Le jeune Fortuny, neveu de Raymond de Madrazo, était peintre comme
son père et se distingua dans le portrait et dans le paysage vénitien. Il passa
la plus grande partie de sa vie à Venise, où il fonda, en 1907, une fabrique
d'étoffes et de tapis. On sait le rôle que Proust attribuera à ces étoffes dans
le " thème Fortuny " de son roman.
11.
Sic. Voir la note 6 de la lettre 104 du même au même ci-dessus.
12.
Il s'agit apparemment de la famille de Daniel Mayer (18521903), cousin germain
de Mme Adrien Proust, directeur des chemins de fer de l'Est-algérien.
13.
Alexandre Poinet, dit Germain (1847-1938), artiste dramatique du théâtre des
Nouveautés.
14.
Sic. Je ne trouve aucun acteur de ce nom. Proust pense sans doute à Abel-Anatole
Tarride, né à Niort (1865-1951). Il débuta en 1889 au théâtre de Vaudeville
et joua surtout aux Nouveautés. :Vos artistes, 1895,
p. 348.
15.
René Pierre Falconnier (1857-1930), de la Comédie-Française de 1883 à 1901.
16.
Eugène Clerh (1838-1900), de la Comédie-Française depuis 1884.
17.
Les Grosseuvre, propriétaires, de père en fils, de l'Hôtel des Réservoirs à Versailles.
18.
René Peter. Voir Cor IV, 323, note 3.