Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Versailles,
le mardi soir 18 ou le 19 septembre 1906] 1
Mon
cher Binchnibuls
1°
Vous me dites de donner â Léon le tiers de ce que je veux mais vous m'indiquez
le triple ou du moins presque le double de ce que je comptais faire. 30 francs
par semaine mais genstil cela me fera plus de mille francs de pourboire en tout
en parstant 2. Et vous ne me dites pas pour l'adresse de Nordlinger. Avez-vous
bien reçu la lettre où je vous la demande 3 car beaucoup de mes lettres n'arrivent
pas... (points louchons 4 volontairement) [. ]
2°
Vous ne me devez rien puisque les cinq cents francs (qui sont même 580) sont
ce que vous avez gagné. En vendant l'action je me suis payé moi-même de ce que
je vous avais avancé sans vous le dire 5. Reste la différence (580) que je
tiens à votre disposition soit que vous préfériez que je vous l'envoie ou que
je vous la garde.
3°
(pardonnez-moi mais je suis si éreinté je ne vous dis que des choses vulgaires)
j'ai eu une idée de pièce que je crois pas mal, je l'ai dite à Peter, il semble
désirer la faire avec moi. En un mot voici mon idée (mais tombeau) : Un ménage
s'adore, affection immense, sainte, pure (bien entendu pas chaste) du mari pour
sa femme. Mais cet homme est sadique et en dehors de l'amour pour sa femme a
des liaisons avec des putains où il trouve plaisir à salir ses propres bons
sentiments 6. Et finalement le sadique ayant toujours besoin de plus fort il
en arrive à salir sa femme en parlant à ces putains, à s'en faire dire du mal
et à en dire (il est écœuré cinq minutes après). Pendant qu'il parle ainsi
une fois, sa femme entre dans la pièce sans qu'il l'entende, elle ne peut en
croire ses oreilles et ses yeux, tombe. Puis elle quitte son mari. Il la supplie,
rien n'y fait. Les putains veulent revenir mais le sadisme lui serait trop douloureux
maintenant, et après une dernière tentative pour reconquérir sa femme qui ne
lui répond même pas, il se tue.
4°
Si vous voyez Jean de Castellane voulez-vous lui dire que j'ai lu avec indignation
ce qui a été fait contre sa mère, que j'ai pensé à eux beaucoup et lui exprime
toute ma sympathie 7 [. ]
5°
Si vous voyez Bréville 8 dites-lui que je le remercie mille fois de son mot
mais suis trop souffrant pour lui écrire.
Shlesinger
a été ici très gentil, très intelligent et semble avoir un immense talent de
peintre. Ne lui parlez pas de Miss Deacon 9[.]
Tendresses
de
Buncht.
Toutes
les lettres ci-jointes I0 sont vieilles d'un mois et demi car je n'ai pas été
parc depuis mon arrivée étant toujours kousché. Si ces lettres vous amusent
j'en ai mille autres!
1.
Hahn 99-101 (n° LXI). Sur papier de deuil. Proust a dû écrire cette lettre en
lisant le récit de l'attentat contre la marquise de Castellane, vraisemblablement
le mardi soir 18 ou le mercredi 19 septembre 1906 : note 7 ci-après. Voir aussi
les notes 2, 3, 5 et 10.
2.
Proust avait demandé l'avis de son ami à ce sujet dans sa lettre 111 au même
ci-dessus.
3.
Renseignement demandé à la fin de la lettre en vers, 126 cidessus.
5.
Voir la lettre 111 au même, ci-dessus, où Proust avait annoncé qu'il avait fait
le " petit placement ".
6.
Proust reprendra l'idée de la pièce, sous une autre forme, dans la première
partie de Du côté de chez Swann (I, 159-165), dans la scène entre Mlle Vinteuil
et son amie.
7.
Le Journal des Débats du mercredi (paru la veille) 19 septembre 1906, p. 2,
Echos. " La marquise de Castellane vient d'être victime d'un brutal attentat.
Elle revenait hier de Padoue à Venise en automobile lorsqu'un chemineau lui
lança une pierre qui l'atteignit en pleine figure. La marquise reçut des ecchymoses
nombreuses; le sang coulait en abondance. Le comte de Castellane, son fils,
qui se trouvait avec la marquise, lui fit donner les premiers soins dans une
maison voisine. L'état de la blessée nécessitera quelques jours de repos. Quant
à l'auteur de cet attentat il n'a pu être retrouvé. "
8.
Il s'agit du compositeur de musique Pierre de Bréville, dont il est déjà question
dans Cor, I.
9.
Voir la note 8 de la lettre 104 ci-dessus.
10.
Il s'agit évidemment de lettres écrites depuis l'arrivée à Versailles, peut-être
de la Chanson sur Bréval et des pastiches que j'ai fait paraître dans Lettres
à Reynaldo Hahn (Gallimard, 1956), lettres LII, LIII, LIV, LV, LVI et LVII.
- Reynaldo Hahn est de retour de Venise. Le Figaro du 20 septembre 1906, p.
6, le nomme parmi les Arrivées à Paris.