Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Versailles,
peu avant le 29 octobre 1906] 1
Mon
cher cher cher cher cher petit Buncht
1°
Ne croyez pas à un milliardième de négligence ni de temporisation en ce qui
touche Tucker (Stoullig). Si j'ai fait venir de Londres (même rue) le vixol
c'est sur la foi de gens que je peux vous nommer aussi miraculeusement guéris
que Stoullig 2, dans des conditions si identiques que j'ai cru que c'était la
même chose. Le prospectus que j'ai lu est identique. Quant au médicament (vixol)
c'est aussi une liqueur noirâtre qu'on inhale en vapeur par le nez et qui ressort
en buée par la bouche. --. Malgré tout il se peut que ce ne soit pas un remède
analogue. Mais je n'ai pas de raison de croire Tucker préférable ayant les mêmes
témoignages pour le vixol, et puisque j'ai fait venir le vixol, commencé le
traitement d'aspirine préparatoire je préfère essayer complètement le vixol.
Si cela échoue je ferai immédiatement venir Tucker. Excusez-moi d'avoir mal
compris pour les cent francs. Je n'avais pas compris que Léon les avait, j'avais
compris que c'était Stoullig. Enfin Genstil j'espère qu'il n'existe plus l'ombre
d'un blâme dans la pensée de mon Buncht à l'égard de Muncht, relativement à
Tucker. Je meurs jusqu'à ce que vous ayez reçu cette lettre, espérant qu'elle
vous convaincra mais persuadé que jusqu'à sa lecture vous croirez soit à mon
avarice soit [à] ma " procrastination ".
2°
Maintenant que je respire me croyant justifié, merci mon Buncht du plus profond
de mon cœur de toutes vos bontés[.]
3°
Buncht, ceci : Robert a-t-il bien compris que je ne suis nullement opposé aux
réformes de ma tante, ni même à ce qu'on les fasse de suite, mais qu'alors je
veux qu'on les fasse de suite, n'étant pas pressé d'emménager, mais que si on
ne les fait pas de suite, alors qu'on me fiche la paix jusqu'en Septembre prochain.
Si vous croyez que ce n'est pas gravé dans son esprit sous cette forme lumineuse,
je lui écrirai un petit mot maintenant que grâce à vous je peux lui écrire sans
inconvénients [. ]
4°
Son vague blâme pour l'électricité 3 a-t-il été assez tacite pour qu'il soit
admissible que vous ne me l'ayez pas écrit et que vous ne m'en parliez pas,
m'ayant seulement écrit approbation, ce que vous voudrez etc. etc. Car c'est
la pierre angulaire de mes réponses.
5°
J'ai eu l'imprudence de dire à la comtesse
d'Arnoux 4 qui paraît vous adorer que vous aviez passé une fin de soirée et
une nuit à Versailles. Elle désire beaucoup vous voir, a un ravissant tapis pour vous. Peut'être pourriez-vous lui
écrire un mot lui disant que je vous ai fait part de son désir de vous voir
mais que vous ne viendrez pas à Versailles. Je crois qu'elle part lundi 5, donc
vous serez délivré.
6°
Une telle avalanche de correspondance d'affaires me tombe sur la tête, urgente 6, que je n'ai que le temps de vous embrascher et de vous dire que j'ai énormément
pensé à l'entérite de votre pauvre petite Maman et que je la plains bien de
son régime et imagine avec tristesse et gaîté ses petites grimaces
Tendrement à mon buninuls
Je
n'ai pas dit à Peter que j'étais allé voir la d'Arnoux. J'y ai trouvé M. Cambon 7 enveloppé de vieillesse de silence et de mystère que perce le charme d'yeux
très fins (Fénelon vieux et ridé et plus fin. Ressemblance avec le vieil Hébrard
(Jacopo 8). Le mari (d'Arnoux) imite la réserve diplomatique de l'autre, mais
peu agréable. Le reste sera commenté de vive voix.
Faire
attention à la bizarre pagination pour Komsprendre
et tout lire et brûler lettre.
1.
Hahn 101-103 (n° LXII). Sur papier de grand deuil (premier feuillet); second
feuillet sur papier à l'en-tête : HOTEL DES RESERVOIRS / Versailles le 190 et écusson - Ancien Hôtel
de la Marse de Pompadour. Proust écrit cette lettre peu avant le
29 octobre 1906 : note 5 ci-après. Cf. allusions à " l'avalanche de correspondance
d'affaires " (note 6) et à l'électricité (note 3).
2.
Il s'agit apparemment d'Edmond Stoullig (1845-1918), critique théâtral et journaliste
réputé.
3.
Cf. la lettre 144 à Mme Catusse ci-dessus où Proust demande à celle-ci des conseils
" pour la place des appliques électriques ".
4.
II s'agit de la comtesse d'Arnoux, née Bardac.
5.
Le Figaro du mardi 30 octobre 1906, p. 6, annonce, parmi les personnes Arrivées
à Paris : " M. le comte d'Arnoux ".
6.
Cf. la lettre 149 à Georges de Lauris, que je situe peu après te 20 octobre
1906, où Proust parle de ses " ennuis d'appartement " et énumère les diverses
personnes à qui il est obligé d'écrire à ce sujet.
7.
Il s'agit apparemment de l'aîné des deux frères, Paul Cambon (1843-1924), ambassadeur
de France à Londres de 1898 à 1920.
8.
Jacques Hébrard (1841-1917), ancien sénateur de l'Inde française (1882-1891),
et de la Corse (1894-1903), conseiller général de Tarn-et-Garonne, rédacteur
au Temps. Il était le frère d'Adrien Hébrard, directeur du Temps. Q. E.-V.
1909-1910, p. 246; Dict. parl. VI. - La première parenthèse n'est pas fermée.