Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VI-164

[Versailles, le 15 ou le 16 novembre 1906] 1

 

Voilà mon cher Binchnibuls la petite féerie. Comment mon jugement peut-il être le vôtre puisqu'il est que deux actes et l'idée sont de moi. Qu'en savez-vous, Buncht mensteur? Et pourquoi n'est-ce pas une fois à votre : Nuls que vous demandez un livret. Il le ferait si genstiment.

Mais non. Reboux 2 l'emporte et la faveur du Buncht
L'intronise en un rang qui n'était dû qu'à Guncht !
Bardac ne déplait point, Ochsé 3 règne, Straram 4
Peut dire en me voyant hélas : " He was, I am 5 "
Léon visite seul cet ami qu'on délaisse
Ce poney qui souvent tend nez pour que caresse

Moschant n'interprétez point ce langage des Muses comme un conseil de venir à Versailles. N'y venez point Genstil, le froid emplit les rues, le brouillard pénètre mesons, et c'est un endroit maudit où du reste on est très genstiment si pas visiteurs qu'on craint que s'enrhumeshent en retournant. Reviendrai bientôt Paris, Mininuls, et n'aimerais pas qu'avant vous phastiguiez venir par ces sales temps. Bunchnibuls jamais plus je ne vous ferai féeries parce que fasché [.]

Plutôt qu'à ce rêveur, cet amoureux d'abeilles (1)
Que ne réclamais-tu le doux fruit de mes veilles (2)
O toi qui connais mieux la Vierge d'Avila 6,
Reynaldo Hahn! que... que... que le lait Mamila!
Je t'embrasse (3) pourtant musicien volage
Qui change si souvent de barbe et de pelage (4)

Hasdieu Gruncht

Notes du commentateur dans un siècle

(1) Sans doute, d'abeilles d'Hymette, au figuré : un poète (Non, marteau, c'est Meterlinc) [sic].

(2) Au figuré, mes œuvres. Car à en juger par le petit nombre d'ouvrages qu'il a laissé, il ne paraît pas probable que M. Proust se couchait tard.

(3) Figuré.

(4) Figuré, inconstant.

 


1. Hahn 108-109 (n° LXVI), texte tronqué. Sur papier de deuil. Cette lettre semble avoir été expédiée dans une enveloppe du même papier de deuil au cachet postal : VERSAILLES SEINE ET OISE 1123 16-11 06. Elle a dû être écrite le jeudi 15 ou le 16 novembre 1906. Cf. la note 6 ci-après.

2. Paul Reboux, pseudonyme de Paul Amilet (1877-1963), auteur d'un poème intitulé Prométhée triomphant sur lequel Reynaldo Hahn composa une sorte de cantate qu'il acheva le 31 janvier 1907, et qu'on devait donner aux concerts Lamoureux le 1er mars 1908.

3. Fernand Ochsé, compositeur de musique.

4. Walter Straram, chef de chant à l'Opéra.

5. II l'était, je le suis (en anglais).

6. La Vierge d'Avila, pièce en six actes en vers de Catulle Mendès, pour laquelle Reynaldo Hahn composa la musique de scène. La première représentation venait d'avoir lieu au théâtre Sarah-Bernhardt le 10 novembre 1906. On en donna 57 représentations en 1906, 21 en 1907. Alm. spec. 06, p. 74. Cette pièce fut l'occasion d'une " rentrée " de Sarah Bernhardt, qui y jouait le rôle de sainte Thérèse, la grande réformatrice de l'ordre des Carmélites. Selon la coutume de la célèbre actrice, elle y fut " pauvrement entourée " par des " comparses " que Stoullig qualifie " sans noblesse et sans diction ". Ann. Théâtre, 32, p. 265.