Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Versailles,
le jeudi soir 13 décembre 1906] 1
Mon
cher Irnuls
Avant
de me kouscher je veux vous donner petit bonsoir et vous dire dans quelles pensées
me laissent vos visites qui m'émeuvent d'une telle reconnaissance et d'une telle
angoisse de votre départ. Vous êtes plus genstil que n'importe qui ne pourrait
imaginer, mon pauvre Genstil qui venez ainsi, à ces heures, par ce temps. Mais
par là vous redoublez tendresse et rendez plus cruelle la séparation prochaine
(je parle du voyage d'Amérique 2). Mon genstil je crois qu'il serait trop déraisonnable
d'aller de Versailles et d'avoir [à] y revenir le 24 3. Et après avoir décidé
après votre départ que oui, je décide que non. Pourtant à tout hasard si vous
savez un jour la liste des assistants, dites-le-moi pour que je voie si à supposer
que je le risquasse cela n'aurait pas d'inconvénient pour moi.
Je
continue tout de même Harmental 4, mon chersi, où la famille Denis 5 est digne à la fois de Balzac et de Paul de Cocke 6. Mais tout ce que vous m'avez insinué,
m'a mis dans l'esprit que Bathilde est surement une fille du Régent 7. Et alors
quel ennui de penser que d'Harmental s'est lancé dans cette conspiration et
qu'il va y avoir des conflits douloureux dans un roman où je n'aurais voulu
que de la curiosité heureuse, du triomphe et de la gourmandise. C'est bien mal
escrit mon genstil (pas d'Harmental, ce que je vous dis) et quand je pense aux
lettres admirables qu'écrit Buninuls même à Aderer 8, je ne comprends pas qu'il
continue à daigner correspondre avec son ami ramolli. Mon genstil tâchez avant
de partir de me dire tout ce que vous dois pour livres Sollier, Ruskin etc. etc. etc. Et (je pense
bien que vous avez reçu il y a deux jours ma longue lettre 9) ne m'ennuyez pas
avec les 380 francs nécessaires pour terminer mes comptes de fin d'année maintenant
que je suis banquier. N'en parlons plus, je les ferai hensvoyer, et vous me
laisserez tranquille. Et je ferai plus hopération de bourse pour vous sans
vous demander permission.
Adieu
Ha (devinez fin)
B.
Mon genstil
pensant à votre infinie bonté pour moi et à la douceur qu'elle causerait à Maman
si elle le savait je pense à ces vers vraiment beaux de Montesquiou 10 je les
change légèrement pour les adapter :
Oh !
si tu m'as aimé de cette bonté tendre
Toi que je vais quitter,
dans ce cruel départ
C'est que des yeux,
par toi fermés, t'ont fait entendre,
Le testament muet
du maternel regard.
Comme tu l'as remplie
en mère cette tâche
De mère - ce mandat
comme tu l'as rempli 11!
(Il
s'agit d'une vieille bonne à qui sa mère, à lui Montesquiou, l'avait confié en mourant).
Adieu Genstil.
Je
vois que j'ai mal deviné et qu'elle n'était pas fille du régent 12. Parsdon.
2.
Proust ne sait pas encore que le destinataire va renoncer à son voyage aux Etats-Unis.
3.
Le seul départ de paquebots indiqué pour le 24 décembre est celui du Canopic,
devant quitter Gênes pour Boston. Le projet que Proust méditait était donc d'aller
à Paris le 23 pour dire adieu à Reynaldo Hahn ce soir-là, puis de revenir à
Versailles le lendemain 24. Le seul autre départ était celui du Carpathia,
partant de Naples pour New York le 26. The New York Herald, 20 décembre 1906,
p. 10.
4.
Le Chevalier d'Harmental, roman d'Alexandre Dumas et d'Auguste Marquet paru
en 1843.
5.
Notons que la famille Denis demeure au numéro 5 de la rue du Temps-Perdu. Le
nom de cette rue, dû à une enseigne, est remplacé en 1646 par celui de la chapelle
édifiée, à la même date, à l'angle nord de cette rue et de la rue Montmartre,
comme chapelle funéraire du cimetière Saint-Joseph. (Hillairet, II, 450.) Le
chevalier Raoul d'Harmental s'installe dans cette maison chez Mme Denis, dans
l'ancienne chambre de Boniface Denis. De la fenêtre de la chambre, Raoul peut
apercevoir Bathilde, qui demeure dans la maison en face, et il tombe amoureux
de la jeune fille.
6.
Sic. Paul de Kock (1794-1871). Il paraît que certains critiques littéraires
lui ont comparé Dostoïevski. La Prisonnière, 111, 379.
7.
Bathilde est la fille d'Albert du Rocher, premier écuyer du duc de Chartres.
Il meurt en héros sur un champ de bataille en Espagne, et son épouse meurt quelque
temps après, laissant Bathilde orpheline sous la garde du bonhomme Buvat. Op.
cit., chapitre xvi. Cf. le post-scriptum de Proust
à la fin de sa lettre.
8.
Adolphe Aderer (1855-1923), rédacteur de nouvelles théâtrales du Temps.
9.
Allusion, semble-t-il, à la lettre du mardi soir 11 décembre 1906, où Proust
s'explique sur les 380 francs qui représentent " le petit gain " dû à la vente
d'une action de tramway électrique.
10.
Ms : la fin de la phrase est ajoutée en interligne.
11.
Proust cite, en les arrangeant, les quatrième et cinquième strophes du poème
Ancilla. Il se sert évidemment de l'édition définitive des Hortensias bleus,
qui vient de paraître, et non de l'édition originale de 1896, où la quatrième
strophe du poème CCXXXIV commence
Oh !
si tu m'as aimé de cette âme si tendre,
Toi dont
je clos les yeux en ce deuil éternel,
Toi dont
je clos les yeux en ce cruel départ
Pour
la suite, Proust cite sans rien changer.