Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VI-193

[Versailles, vers le 17 ou le 18 décembre 1906] 1

 

 

Mon petit Buninuls

Je pense à la manière dont vous chantez l'Annamite 2 " en attaché d'Ambassade ". Et je me dis que rien que ce mot et les regards que vous jetez sur vos ongles valent comme intelligence plus que tout Sainte-Beuve. Et quand alors je pense à la manière dont vous écorchez divinement (je ne le dis pas dans le sens habituel d'écorcher !) Venise la rouge de Gounod 3, ce premier Marsyas de la mélodie, dont les successeurs ne devaient écorcher que... nos oreilles dirait, dans son horrible style, Veuillot - quand je pense à tout cela rien que quand vous chantez et au seuil même du temps où on entend les chœurs d'Esther etc. etc., que puis-je imaginer de plus grand que vous et vous, hominuls.

J'ai fini Harmental 4 (quel joli nom! moins que Bragelonne pourtant. Des trois Dumas c'est celui que je préfère. D'ailleurs ils sont tous les trois pareils) et je dois dire que j'ai tout deviné dès le début, excepté la mort du capitaine Rocquefinette qui est trop idiot pour pouvoir être deviné par une intelligence saine 5. Quand vous lirez ces lignes ne doutez pas que je serai plongé dans Une fille du Régent 6. Mais n'avez-vous pas confondu avec La Régence du même. " Ah! Diable " (Reynaldo).

Je voudrais bien savoir si tout cela est historique. Il a beau appeler tout le temps le témoignage de Saint­Simon, je ne me rappelais pas tout cela.

Hasd

B.

 


  

1. Hahn 116 (n° LXXIII). Semble précéder d'un jour ou deux la lettre 194 du même au même, que je date du mercredi soir 19 décembre 1906 : voir la note 6 ci-après.

2. La Petite Tonquinoise, de Vincent Scotto, chanson très en vogue en 1906.

3. Mélodie de Gounod composée sur un poème d'Alfred de Musset intitulé Venise (Contes d'Espagne et d'Italie (1829) et Poésies nouvelles (1840).)

4. Voir ci-dessus, la lettre du même au même que je date du jeudi soir 13 décembre 1906, où Proust écrit : " Je continue tout de même Harmental [...] "

5. Le chevalier d'Harmental le tue sans le vouloir dans un duel à l'épée, op. cit., tome II, chapitre XVII.

6. Cf. la lettre 194 du même au même, que je date du mercredi soir 19 décembre 1906, ci-après, où Proust écrit : "Je viens de passer la nuit à lire la Fille du Régent. "