Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Je
suis triste de n'être pas en état de vous dire plutôt ce que je vous écris.
Si vous écrivez à Montesquiou dites-lui que la vérité est hors de son dilemme,
en pleine invraisemblance pour qui ne sait pas ma vie. La vérité c'est qu'arrivé
à Versailles le 6 Août, je n'ai pas pendant ces cinq mois été une seule fois
capable de sortir. Je n'ai pas été une seule fois au Château, pas une seule
fois à Trianon (mais du reste vous savez bien tout cela), pas une seule fois
au cimetière des Gonards. Si je n'avais eu qu'un seul
jour de bon je serais allé plutôt qu'au Château et à Trianon, aux Gonards,
surtout M. de Montesquiou n'étant pas à Versailles, ne pouvant pas y aller,
j'aurais eu un sentiment très doux en me disant que je le remplaçais[,]
que je venais de sa part auprès du pauvre Yturri comme lui si souvent vint de
la part de M. de Montesquiou auprès de moi. Et puis je savais par vous, par
d'autres, que c'était une tombe unique d'émotion et de beauté 2. Et comme je
ne pense plus guères qu'aux tombeaux j'aurais bien voulu voir ce que Montesquiou
avait fait là et comment son goût avait réussi à donner plus de noblesse encore
à sa douleur. Quand il sera revenu à Paris ou à Versailles, je me soignerai
pour tâcher de le voir un soir, mais outre que c'est impossible pour tout le
monde, avec lui la difficulté avec lui 3 grandit encore, car c'est la personne
du monde avec qui je me gêne le plus, dans le mauvais sens du mot. Et même s'il
se prête pour une fois à mes heures, la possibilité d'une crise intempestive
m'empêchera d'oser lui donner un rendez-vous que j'aimerais mieux mourir que
rompre, tandis que d'autres comprendraient. Vous pouvez
lui dire que j'ai eu une grande joie à recevoir les Hortensias bleus que je
n'avais jamais tant aimés 4. Les pièces du début m'ont paru plus exquises qu'autrefois.
Quant à l'Ancilla dont je vous ai appliqué ce fragment
dernièrement 5, c'est une chose admirable, un magnifique pendant de La servante
au grand cœur 6. Il me semble (mais je n'en suis pas sûr) que la pièce à Yturri
a été retouchée et peut'être pas améliorée. Elle reste peut'être ce qu'il a jamais écrit de mieux mais je
ne me rappelle pas que la couronne fût verte la première fois et je ne sais
pas si c'est mieux ainsi 7. Inutile de lui dire cela, d'abord parce qu'il s'en
ficherait complètement, ensuite parce que c'est un doute très vague, et que
je ne suis pas du tout sûr d'avoir raison.
Avez-vous été interrogé par les Lettres au sujet de Shakespeare Tolstoï 8. Je suis trop
souffrant pour répondre, je ne peux pas vous dire ce que rien qu'une lettre
comme celle-ci m'épuise. Plusieurs personnes (notamment Me G. de Caillavet) 9 m'ont écrit que votre Noël était adorable. J'aurais bien voulu l'entendre,
Bunchnibuls, et suis triste de n'avoir pas pu 10. Dites à M. de Montesquiou
que je n'ai même pas pu aller à l'enterrement de mon pauvre oncle 11.
Tendrement à vous
Vous
pouvez dire à M. de Montesquiou que je n'ai pas été une seule fois assez bien
pour voir Miss Deacon qui habitait le même hôtel 12.
Dites à Montesquiou que d'ailleurs cela n'intéressera pas que je commence à aimer
beaucoup les objets 13.
1.
Hahn 122-124 (n° LXXVIII), Sur papier de deuil à filigrane " L. T. &.
C'° " . Lettre datée seulement de Lundi;
doit dater soit du lundi 31 décembre 1906, soit du lundi 7 janvier 1907 : allusion
aux nouvelles que Proust a eues d'une représentation du Noël du destinataire
(note 10 ci-après). Cf. aussi notes 4, 5, 8, 9.
2.
Voir Cor, V, lettres 195 et 196.
3.
Par lapsus, Proust répète avec lui.
4.
Les Hortensias bleus. Edition définitive avec portrait de l'auteur d'après une
peinture de Laszlo. [Paris] 1906. C'est le premier volume de l'œuvre définitive
du poète, paru au mois de décembre 1906 chez Georges Richard, 7, rue Cadet.
Garvey affirme par erreur que ce volume parut en février
1906 (Modern Language Notes, décembre 1932, p. 521).
Cf. B.F., 15 mars 1907; Cor, VI, note 11 de la lettre
188. Le première édition de l'ouvrage avait paru en
1896. Voir Cor, II, 71.
5.
Voir Cor, VI, la fin de la lettre 188, du 13 décembre 1906.
6.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, C (édition Antoine Adam,
Paris, Garnier, 1961, p. 112)
La servante au grand cœur dont
vous étiez jalouse,
7.
Allusion au sonnet In Memoriam, que Montesquiou a placé après la préface du
recueil en question, pièce intitulée A la mémoire de Gabriel de Yturri. Elle
commence :
Mes sentiments pour Vous sont fiers
d'être éternels;
(Je
souligne.) Cette pièce ne paraît pas dans la première édition des Hortensias
bleus. Le livre porte seulement cette dédicace imprimée
A/D.G.D.Y.
[Don Gabriel de Yturri] En témoignage et en mémoire d'un rare et indissoluble
pacte pour le bel et pour le bien. R.M.F.
8.
La revue Les Lettres avait demandé à quelques écrivains et artistes français
leur opinion sur ce jugement de Tolstoï, rapporté par Georges Bourdon dans son
livre En écoutant Tolstoï (1904)
"
Le génie de Shakespeare, c'est une de ces opinions toutes faites, que personne
ne s'avise de vérifier, que les générations recueillent sans contrôle et que
chacun propage au petit bonheur... Personne ne le lit plus et l'on parle de
lui comme une chose établie, indiscutable, éternelle, comme on parle de la rotation
de la terre l Je vous dis que le génie et la gloire de Shakespeare sont
un exemple inouï de suggestion universelle... Ses drames sont de la mauvaise
histoire. Ils sont vulgaires, sans idées générales; ses caractères sont imprécis;
et de toute son œuvre il se dégage un mortel ennui. Mais voilà, on ne songe
pas à cela, et ceux qui pourraient le dire ne l'osent pas. "
Les
réponses à l'enquête ont paru dans les numéros du 15 janvier et du 15 février
1907.
9.
Il s'agit sans doute de la réponse à la longue lettre que Proust adressa à Mme
Gaston de Caillavet le 8 décembre 1906. Voir Cor, VI, lettre 181,
10.
Allusion à la représentation donnée chez Mme Madeleine Lemaire le soir du réveillon.
Il s'agit apparemment de la Pastorale de Noël, mystère en un acte d'Arnous
Grevan, adapté par Leonel de La
Tourasse et Taurines, avec accompagnement de piano par Reynaldo
Hahn. Cf. Cor, VI, lettre 194 et note 6.
11.
Voir Cor, VI, lettre 111 et note 5.
12.
Voir Cor, VI, lettre 104, note 8.
13.
Jeu de mots, semble-t-il, faisant allusion à la fois aux bibelots et au poème
de Montesquiou intitulé Objets. Cf. Les Hortensias bleus, LXXVI de l'édition
de 1896; LXXII de l'édition définitive de 1906.