Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Janvier 1907]1
Cher
Cormouls (dont je veux l'adresse car je compte le
prendre comme épicier et je lui écrirai : Monsieur Cormouls
veuillez etc.).
Je
joue avec une infatigable monotonie le rôle douloureux du contradicteur et du
goût bourgeois. Mais je vous assure que les détracteurs les plus sagaces de
la purpurea plantago de Bois Boudran 2, accordent
unanimement à sa sœur violette une intelligence, un charme, une bonté, et
un esprit hors ligne 3. Je dois dire en ce qui me concerne que le jour où je
suis allé dans cet étrange château 4, Tinan qui a été exquis pour moi et pur chocolat du planteur, m'ayant présenté à elle, elle
m'a regardé avec l'attention toute matérielle d'un lama près de la grille de
qui on passe au Jardin des plantes et à qui on ne donne pas de pain, puis elle
est retombée dans une sorte de rêverie qui doit être celle de la sauge pourprée
mais qui ne m'a versé aucun enchantement 5. A ce moment elle a conjugué assez
habilement une sorte de rire fugué avec les trilles de sa sœur éployée et ça
a été tout. Mais j'ai l'opinion des gens de goût contre moi et n'ai d'ailleurs
pas d'opinion. Sa petitesse et sa vénusté sont d'ailleurs très comiques et font
penser à quelque beauté parfaite et minuscule comme on n'en voit l'étrangeté que dans certains bordels. Deschirez immédiatement
et je vous donne bonsoirs[.]
Ce
que vous dites de l'époux de l'absente 6 est admirable. Mais saviez-vous qu'il
avait été procréé précisément d'une manière artificielle, le sperme de son père
ayant été introduit goutte à goutte par un instrument sans vie dans les cavités
maternelles?
2.
C'est-à-dire la châtelaine de Bois-Boudran, la comtesse Greffulhe.
3.
La comtesse Greffulhe avait deux sœurs : la comtesse
Ghilaine de Caraman-Chimay, née en 1865, non mariée; et la comtesse Geneviève
de Caraman-Chimay (1870-1961), qui avait épousé en
1894 Charley Pochet Lebarbier
de Tinan. Voir Cor, V, 59, note 4. - Proust fait allusion
ici, semble-t-il, à la seconde des deux sœurs.
4.
Nous ne savons pas à quel moment Proust visita le château de Bois-Boudran,
lequel se trouve près de Nangis (Seine-et-Marne). Il est probable que ce fut
le 10 avril 1903, jour où il alla en automobile avec des amis à Provins, non
loin de Bois-Boudran. Voir Cor, III, pp. 20 et 294.
5.
Cette présentation semble avoir pu inspirer Proust pour la scène où la vicomtesse
de Villeparisis présente le narrateur et sa grand-mère à la princesse de Luxembourg,
dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs (I, 699) : a [...] dans son désir
de ne pas avoir l'air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle
avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses
regards s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où elle
nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la
tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d'Acclimatation. "
6.
Le New York Herald du vendredi 30 novembre 1906 fait
savoir que la comtesse Greffulhe est "de passage à
Paris" et indique que le comte et la comtesse Greffulhe sont a repartis " jeudi soir e pour Bois-Boudran, où comme chaque semaine on chassera aujourd'hui
et demain ", c'est-à-dire le vendredi et le samedi de chaque semaine pendant
la saison de la chasse. Voir aussi le New York Herald du 3 janvier 1907, p. 5. Il n'est pas impossible du
reste que Proust ait fait ici un jeu de mots en parlant de " l'absente
". Car, le 11 janvier 1907, la Bibliographie de la France annonce la mise en
vente d'un roman de Léon Berthaut intitulé :
L'Absente. Cf. B.F. III (feuilleton), p. 40.