Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-32

[Le 4 ou le 5 février 1907]1

 

Hirnuls

 

Ne perdez pas cette lettre admirable que je ne devrais pas vous montrer puisqu'il me prie de la deschirer. Mais elle est si bien que je veux que lusiez. J'en joins une d'Hector. Et en ai de beaucoup plus amousantes à vous monstrer, mais ne les ai pas sous la main. Et ai mal à la main et ne peux hescrire 2 (excepté à Buncht). Bize 3

(Pas le plus petit morceau
De mouche ou de vermisseau)
que
j'ai fait venir ce soir m'a anathématisé de vous avoir reçu grippé 4
Vous écoutiez chanster j'en suis fort aise
Et bien toussez maintenant 5!

Mais a trouvé gorge si rouge et rouge que croit que si je vous revois n'augmentera pas car croit que descendra tout de même mais me conseille d'attendre. D'ailleurs si je vous ai téléphoné c'est à cause de Félicie qui trouvait que " quand c'était vous qui étiez enrhumé " cela ne faisait rien et qu'en me voyant pris ce matin avait eu un rire sardonique. Du reste je ne suis pas pris du tout, Buncht n'appellerait même pas cela mal de gorge, et éduqué par son exemple je suce sans arrêter des pastilles Valda et de la Pâte Omnium, dans mélange [,] demain aspirine, théobromine, belladone, aconit et phosphate de soude.

Vous croyez que quand M. Maurice Duplaixx comme disait le pauvre Arthur 6 qui savait l'histoire de la conquête des Indes dit " notre jeune mannequin 7 " il veut vous donner sur elle un droit de possession. Nullement, j'ai vu ce soir, dans une lettre où il me refuse une recommandation (exagéré) pour M. Georges Menier, que son " nous " [est] comme celui de Bize

(Elle alla crier famine 8)

de Théophile Gautier et de Pie X. Car il m'écrit ce soir je cite textuellement " Nous sommes désolés et la nouvelle de l'absence de Mlle de Mornand 9 augmente encore notre tristesse et nos inquiétudes. Si à son retour notre protégée se trouvait encore dans l'abandon, nous solliciterions hardiment (je n'en doute pas) son concours etc. etc. " Donc " nous " c'est lui et on dirait Pie X pleurant sur les malheurs de l'église de France. A ce propos il paraît que Briand et France lui-même pleurent littéralement sur l'admirable désintéressement de l'Eglise de France.

Je vous ai hastendu jusqu'à deux heures, quoique sachant que vous ne viendriez pas après minuit moins un quart. Et j'ai moins regretté que vous ne soyez pas venu, car vous auriez été fasché de trouver là " l'homme à la lèvre retroussée 10 " (que dites-vous de ce surnom pour E. Bibesco). Surtout que dites-vous d'un bininuls qui a mal à la main ne peut écrire à personne et peut écrire cinq pages aussi gentils à son Muncht 11


1. Hahn 125-126 (n° LXXX). Sur papier de deuil. Cette lettre se situe entre le 3 et le 6 février 1907 : allusions au destinataire " grippé " (note 4 ci-après), aux démarches pour " notre jeune mannequin " (note 7), à " l'absence de Mlle de Mornand " (note 9), à la visite d'Emmanuel Bibesco (note 10). Proust a dû écrire cette lettre le 4 ou le 5 février 1907. Voir aussi la note 2 ci-après.

2. Cf. la lettre du 3 février 1907 à Robert Dreyfus ci-dessus, où Proust explique pourquoi il a mal à la main.

3. Le docteur Maurice Bize. Voir Cor, VI, note 5 de la lettre 38. 4. Reynaldo Hahn écrit à Marie Nordlinger, à la date du 21 janvier 1907 : " Nous sommes tous grippés jusqu'au fond de l'âme, couchés, fiévreux, toussants... "

5. Cf. La Fontaine, Fables, livre 1, fable I, La cigale et la fourmi.

6. Arthur confondait le nom de Maurice Duplay, le fils du chirurgien célèbre, avec celui de Joseph Dupleix (1697-1763), gouverneur des établissements français dans l'Hindoustan. Arthur, valet de chambre chez les Proust, semble avoir souffert de tuberculose. Voir Cor, III, 127.

7. Il s'agit de Mlle Macherez, la protégée de Maurice Duplay. Voir la lettre 12 à Louisa de Mornand ci-dessus.

8. Voir la note 5 ci-dessus.

9. Louisa de Mornand quitta Paris le 3 février, comme nous le savons d'après un télégramme qu'elle adressa à Albufera le dimanche soir 3 février 1907 pour lui annoncer son arrivée à Nice. Elle devait rentrer à Paris le 4 mars suivant.

10. Proust reviendra sur ce surnom dans sa lettre suivante au même, celle que je date du mercredi soir 6 février 1907 ci-après.

11. La signature semble être un dessin figurant un homme (ou une femme?) au nez allongé.