Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Le
mercredi soir 6 février 1907] 1
Mon
cher Genstil
Excusez-moi
de ne pas vous hescrire encore, mon nez est devenu une telle fontaine, etc.
etc. que je ne peux littéralement pas ouvrir yeux. Et pourtant aurais beaucoup
vous dirch, et vous plaindre, pauvre genstil que je suis tellement tristche
de savoir maladch, et qui guérirait plus vite si lit
et lit 2.
Sachez
que Maurice Duplay (le pauvre garçon est tourmenté
de l'état de son père) m'ayant écrit, pour la dixième fois : " le bon M. Hahn
ayant promis de faire de nouvelles démarches en Juin" etc., je lui ai glissé
dans ma réponse ceci : " Je suis surpris de t'entendre dire que tu as la promesse
de Reynaldo Hahn qu'il recommencera de nouvelles démarches en Juin, car il ne
m'a rien dit de pareil à moi. Il est vrai qu'il ne m'a pas dit le contraire
non plus, puisque nous n'en avons pas parlé. Mais j'ai peur que tu ne te fasses
des illusions là-dessus (non pas sur le succès des anciennes démarches de Reynaldo
Hahn que je crois probable étant donné la chaleur avec laquelle Me Sarah Bernhardt
et Me Le Bargy ont recommandé Mlle Macherez,
mais en la promesse de nouvelles etc. 3). J'ai reçu une réponse aussitôt dont
le ton était entièrement changé comme la ci-inclusion de l'invoquée vous le prouvera.
J'ai
encore eu la visite de Ptolémée Philadelphe, de Seleucus-Antipater 4. Mais ô moschant, vous avez l'air de ne pas vous
rappeler que " l'homme à la lèvre retroussée " est une citation, le titre d'une
nouvelle de Conan Doyle 5 (j'ai acheté le dernier volume, idiot 6).
J'ai
reçu (pas sur mon article) une lettre de Made d'Albufera qui signe : " Massena d'Albufera " ce qui donne à Massena l'air d'un titre.
De sorte que comme on signe la Marquise d'Hervey Saint-Denys, elle pourrait signer la Massena,
la Massena d'Albufera. Je trouve de même que la manière
d'écrire Le Bargy, donne à ce nom l'air d'un titre,
d'une fonction d'échevinage, un bailli plus distingué. " Lors il fut nommé bargy de la ville de Meaux, que nous appelons ici prévost.
" Remarques insipides. Je konstinue à recevoir des
lettres du monde entier sur mon article. Une étrange de Me Dieulafoy 7 (femme
du sosie de Pâris 8, pas la femme-homme 9) qui termine
sa lettre par une singulière formule de politesses. Vous pensez peut'être qu'il y a " Croyez à mes sentiments distingués ".
A d'autres! " C'est dites-vous qu'elle vous assure de ses sentiments les meilleurs.
[ " ] Nenni. Elle met simplement : [ " ] Que Dieu vous
garde! Claire G. Dieulafoy " J'espérais Hermengarde
ou Isabeau. Mais vraiment cela a l'air de ces formules
qu'emploie Zamacoïs quand il veut donner à son Monsieur
de l'Orchestre un tour moyenâgeux etc.
Il
paraît que les amis de Van Blarenberghe ont été froissés d'un article qui ravivait leur
douleur 10 ! Non pas " ses commentaires " mais sera commenté.
Votre
lettre sur " les Souverains anglais " comme dit Ferrari était sublime, de ce Saint-Simon doux, gras et presque saint qui est le moins
connu et le plus beau. Mais quel inouïsme que vous
n'ayez pas été cité dans Figaro 11. Je n'avais pas essayé de m'endormir pour
le voir encore humide de l'encre du prote et rien! Il est vrai que pour ma part
je ne cache pas cette nouvelle aux gens que je vois. Mais comme j'en vois peu.
Et puis il y a des gens que je veux qu['ils] ne le
sachent pas. Y a-t-il des journaux qui l'aient dit?
Has
dieu je me suis mouché 83 fois en écrivant cette lettre.
Marcelch.
1.
Hahn 128-130 (n. LXXXII). Cette lettre suit de près la lettre précédente du
même au même, lettre que je date du 4 ou 5 février 1907 : allusions aux lettres
reçues à propos de l'article Van Blarenberghe (note 10 ci-après), aux démarches pour Mlle
Macherez (note 3), à " l'homme à la lèvre retroussée " (note
4), sur laquelle Proust revient. Voir aussi le premier paragraphe et la note
2. L'allusion à l'article du Figaro sur " les Souverains anglais " (note 11)
semble situer cette lettre au mercredi soir 6 février 1907.
2.
Voir la note 4 de la lettre précédente du même au même.
3.
Cf. la lettre précédente du même au même.
4.
Il s'agit d'Emmanuel Bibesco. Voir la lettre précédente du même au même. Proust
joue sur le nom de Séleucus IV Philopator,
roi de Syrie de 187 à 175 avant Jésus-Christ. Les rapports que les frères Bibesco avaient avec leur père, le prince Alexandre Bibesco, depuis son remariage, n'ont peut-être pas été très
suivis.
5.
Plus littéralement : l'homme à la lèvre tordue (The
Man with the Twisted Lip),
titre d'une nouvelle d'Arthur Conan Doyle (18591930). Voir Les aventures de
Sherlock Holmes (1902).
6.
Il s'agit du roman Le crime du brigadier. La Bibliographie de la France, feuilleton
du 25 janvier 1907 (III° partie, p. 203) annonce sa publication.
7.
Mme Georges Dieulafoy. Son époux, le docteur Georges Dieulafoy (1839-1911),
figure brièvement dans Le Côté de Guermantes (II, 337 et 342-343) lors de l'agonie
de la grand-mère du narrateur, le père de ce dernier l'ayant appelé auprès de
la mourante. Le narrateur sait que " chez les Guermantes, on citait toujours
le nom de Dieulafoy ".
8.
François de Pâris. Voir Cor, III, 388, note 18.
9.
Allusion à Mme Marcel Dieulafoy, l'archéologue, qui fit scandale en adoptant
le costume masculin. Voir Cor, IV, 262, note 6. Elle est évoquée incidemment
à propos de ses explorations, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs : I,
774.
10.
Allusion à l'article Sentiments filiaux d'un parricide. Voir la note 7 de la
lettre 17 à Mme Catusse ci-dessus.
11.
Il s'agit sans doute du dîner dont il est question dans Le Figaro du mercredi
6 février 1907, p. 2, article de Ferrari intitulé Les Souverains anglais à Paris.
A propos de la journée du 5, Ferrari écrit : " [...] Leurs Majestés, montées
dans un élégant coupé attelé de deux superbes chevaux, sont allées déjeuner
chez l'Hon. Reginald Lister, ministre plénipotentiaire, dans son élégante et
artistique demeure de la rue de Poitiers. En outre des personnes de la suite
des souverains on remarquait parmi les convives : sir Francis et lady Feodorowna
Bertie, M. et Mme Jean de Reszké,
le marquis de Breteuil et M. Edouard Detaille. " Reynaldo Hahn, dans Notes
(Journal d'un musicien), p. 206, parlant d'une visite qu'il fait à Londres en
1907, évoque rétrospectivement " le déjeuner chez Lister à Paris" où Hahn avait
été présenté à la reine. - Reginald Lister (1865-1912) était le troisième fils
du baron Ribblesdale. II fut conseiller à l'ambassade
d'Angleterre à Paris de 1905 à 1908.