Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Le
jeudi soir 11 avril 1907] 1
Mon
cher Genstil
Vous
avez été tellement mopchant que je n'ai pu vous parlser,
vous dire merci et merci pour m'avoir fait venir pour Béatrice d'Este 2 dont
je vous dirai simplement que je préfère le (je ne sais pas quel numéro) morceau
(vous devinerez lequel) à la sonate de Beethoven où est ce vif chant pastoral
que j'aimais plus que tout au monde 3, que je préfère le morceau (numéro plus
loin) à Siegfried Idyll, murmures de la Forêt etc.,
le premier et le dernier à l'Ouverture des Maîtres Chanteurs 4 bien qu'ici il
n'y ait pas de rapport. Enfin j'en suis fou et je voudrais savoir si Maman l'avait
entendu 5. Je trouve que vous avez admirablement conduit - génialement - le
premier morceau et toute la fin 6 (mieux que Risler ne joue l'ouverture des
Maîtres Chanteurs). Dans le reste vous faites trop de blagues, trop de manières,
trop de grimaces, et cette manière de vous élever et abaisser sur derrière,
que je trouve très peu joslie. J'ai compris aujourd'hui
pour la première fois ce que veut dire une jolie orchestration et n'ai jamais
vu tant de puissance dans la pureté. Quoique vous n'ayiez pas baston, je devinais dans vos doigts la baguette
magique qui allait réveiller juste à temps dans un coin de l'orchestre éloigné,
un triangle endormi. J'ai admiré que vous ayiez réussi
à forcer tant de gens du monde à s'arrêter et à écouter une fontaine qui pleure
dans le silence et dans la solitude 7. L'eau dans un afflux systolique y monte
puis s'égrène. Je n'ai pas komspris
Vos mines et vos cris aux ombres
d'indécence
Qui d'un muncht ambigu peut avoir l'innocence 8
et j'ai été très fasché que vous n'ayiez
monstré portrait de Polignach, par
Polignach 9.
Qu'est-ce
qui tournait pages? Où était Bardach 10?
D'Indy à crever. Mlle Leclerc dit pour " une " " eunn "
11. Les bougies ne tenaient pas et plusieurs fois surtout quand vous plaquiez
des accords en laissant tomber vos mains de deux mètres de haut et quand vous
conduisiez à la pointe de l'épée, elles sont presque tombées sur les roses de
papier de la rampe, mettant le feu (un peu plus à tout et tout 12. Legonidec
13 a maintenant l'air de Doudeauville 14, ou de M.
de Biencourt 15. Il a rattrapé et dépassé la L. dont le rire
aviné m'a semblé pénible. Du reste elle a encore moins la voix d'un homme que
la Murat qui de plus a fait suivre ou plutôt a fait coïncider avec chaque phrase
de musique un commentaire piquant 16. "Ah! Les roses d'Ispahan, tout l'Orient 17 Mais c'est exquis, bravo! Comme cela sent les pastilles du sérail! Mais c'est
exquis, bravo, bravo! Cela s'éclaire. Mais c'est exquis bravo etc.
Je
n'ai jamais rien vu de si beau, bon, intelligent, fin, méditatif et doux que
la figure de M. Lister 18. C'est un Régnier quadrangulaire et doré, délicieux.
Que tous les gens que j'ai connus ont vieilli. Seule la Polignac atteint enfin
la jeunesse à laquelle elle joint la douceur de la maturité 19. Et aussi quelques
vieilles divinités rudimentaires et féroces, dans leur dessin sommaire n'ont
pu changer. Me Odon de Montesquiou 20, Me Fernand de Montebello 21, Saint André 22 etc. restent immuables dans la hideur barbare de
leur effigie lombarde. Ce sont des portraits de monstres du temps où on ne savait
pas dessiner 23.
Bonsjours
1.
Hahn 132-134 (n° LXXXVI), texte tronqué; Choix 147-149 (n° 62). Proust écrit
cette lettre en rentrant d'une soirée de musique donnée chez la princesse Edmond
de Polignac le jeudi soir 11 avril 1907 : allusions au programme de la soirée,
et aux personnalités nommées, dans les comptes rendus donnés par Le Figaro et
The New York Herald du 13
avril 1907. Voir les notes suivantes.
2.
Le Bal de Béatrice d'Este, duchesse de Milan (XVIe
siècle). Suite pour instruments à vent, deux harpes et un piano. Par Reynaldo
Hahn. A M. Camille Saint-Saëns. Paris, Au Menestrel,
Heugel et Cie [1913].
3.
Allusion, semble-t-il, à la Sonate en mi mineur, n° 27, opus 90, de Beethoven.
4.
Morceaux tirés des opéras de Richard Wagner, Siegfried et Les Maîtres Chanteurs
de Nuremberg.
5.
Mme Proust était encore en vie quand on donna les représentations suivantes
du Bal de Béatrice d'Este : chez Mme Madeleine Lemaire, le 12 et le 19 avril
1905; chez Mme Hochon, le 9 juin 1905.
6.
Reynaldo Hahn dirigeait l'orchestre en même temps qu'il exécutait l'accompagnement
au piano, comme l'indique le compte rendu du Figaro : " Le Bal de Béatrice d'Este
(seizième siècle), de Reynaldo Hahn, clou du programme, eut pour interprètes
MM. Henry Blanquart, Leclerc, Guyot, Cahuzac,
Petit, Capdevielle, Mellus,
Hermans, Vizentini et l'auteur,
qui tenait admirablement le piano et qui fut longuement acclamé. "
7.
Le Figaro indique que Mlle, Leclerc avait chanté avec les chœurs l'œuvre de
Reynaldo Hahn sur l'ode d'Horace, O fons Bandusiae
(La Fontaine de Bandusie).
8.
Cf. Molière, Le Misanthrope, acte 111, scène 5, vers 929-930, Célimène à Arsinoé.
Proust y a changé seulement deux mots, dans le vers 930 : Qui pour que, et muncht
pour mot.
9.
Il s'agit apparemment d'un des dessins que Proust faisait pour amuser Reynaldo
Hahn. Dessin non encore retrouvé.
10.
Il s'agit sans doute d'Henri Bardac.
11.
Jeanne Leclerc, née à Lille en 1868, artiste lyrique de l'Opéra-Comique
et professeur de chant. Elle figure au programme de la soirée.
12.
Le compte rendu du Figaro indique seulement : " La scène et l'estrade étaient
tendues de merveilleuses tapisseries et de damas Renaissance. " - La parenthèse
n'est pas fermée dans l'original.
13.
Il s'agit du comte Guy Le Gonidec, nommé parmi l'assistance dans le compte rendu du
Figaro. Il était membre du Jockey-Club et du cercle
de la Rue Royale. Il était le fils du comte Constantin Le Gonidec
et de la comtesse née de Laistre. - Tout-Paris, 1891 et 1904.
14.
Marie-Charles-Gabriel-Sosthènes, duc de Doudeauville
(18251908). Il épousa en 1848 Yolande princesse de Polignac (1830-1855); en
1862, Marie princesse de Ligne (1843-1898), Il fut président du Jockey-Club
pendant vingt-quatre ans.
15.
Le marquis de Biencourt, propriétaire du château d'Azay-leRideau,
qui devait mourir en septembre 1914. Cf. Cor, Il, p. 126. 16. La princesse Murat,
née Cécile-Michelle Ney d'Elchingen (1867-1960). - Gotha, 1904,
p. 388; Tout-Paris, 1908, p. 431. Le compte rendu
du Figaro signale sa présence, ainsi que celle de la comtesse Joachim Murat,
sœur de la marquise de Ludre, qui était là aussi.
17.
Le compte rendu du Figaro indique que Mlle Leclerc chanta Les Roses d'Ispahan
et Clair de lune, de Gabriel Fauré.
18. Sur la liste du Figaro à la soirée en question : " l'Hon. Reginald Lister " Voir ci-dessus, la note 11 de la lettre 33.
19. La princesse
Edmond de Polignac, née Winaretta Singer (1865-1943),
qui donnait cette soirée de musique, était âgée de quarante-deux ans.
20.
La comtesse Odon de Montesquiou-Fezensac, née princesse Marie Bibesco,
décédée en 1929. Elle et son époux sont nommés dans le compte rendu du Figaro.
- Elle était la sœur du prince Alexandre Bibesco,
père d'Emmanuel et d'Antoine Bibesco.
21.
La comtesse Fernand de Montebello, née Marie-Elisabeth
de Mieulle, née en 1852. Le Figaro ne la porte pas
sur la liste de la soirée.
22.
Aucun Saint-André ne figure sur la liste du Figaro. Je trouve plusieurs de ce
nom.
23.
Ces observations font pressentir celles du narrateur du Temps retrouvé dans
la Matinée chez la princesse de Guermantes. Cf. 111, 945 : " Seules ne pouvaient
s'accommoder de ces transformations les femmes trop belles, ou les trop laides.
Les premières, sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne
peut plus rien changer, s'effritaient comme une statue. Les secondes, celles
qui avaient quelque difformité de la face, avaient même sur les belles certains
avantages. D'abord c'étaient les seules qu'on reconnaissait tout de suite. On
savait qu'il n'y avait pas à Paris deux bouches pareilles et la leur me les
faisait reconnaître dans cette matinée où je ne reconnaissais plus personne.
Et puis elles n'avaient même pas l'air d'avoir vieilli. La vieillesse est quelque
chose d'humain; elles étaient des monstres, et elles ne semblaient pas avoir
plus " changé " que des baleines."