Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Jeudi
soir [11, août 1907]1
Mon
petit Reynaldo
Je
regrette un peu que vous ayez montré Cydalise 2 à
Cydalise. Elle ne pourra se reconnaître dans ce miroir
où ne s'est reflété qu'un aspect (je change de plume parce que l'autre est trop
atroce - et celle-ci à peu près autant) - peut'être irréel et en tout cas si fragmentaire, si passager, si relatif à moi, - d'elle-même,
que je suis peut'être le seul à pouvoir en le confrontant
à un souvenir y trouver quelque vérité. Non, Madame de Reszké 3 pour moi, c'est Viviane, la féerique apparition, au seuil de la Forêt de Brocéliande
ou du Lac d'Amour 4, dont le visage adorable et les yeux de songe enchantent
les légendes de Burne-Jones 5. Figures qui paraissent trop conventionnelles
dans l'art pour être " crues " par qui les regarde dans Burne-Jones ou dans
Gustave Moreau, mais que la nature réalise une fois pour montrer qu'une beauté
si e artistique " peut être vraie. Ainsi Madame Reszké,
sans doute autrefois Sarah Bernhardt. Dans une certaine mesure Me Greffulhe.
Mais seule Madame de Reszké est la créature du songe,
qui dépasse infiniment la beauté que nous nous sommes faite avec la Bretagne,
mais qui doit être la vraie beauté de Cornouailles, celle que ses poètes seuls
ont vue, celle de Viviane encore une fois, celle d'Iseult, d'Iseult qui errait
mélancolique et dédaigneuse d'une destinée princière, jusqu'au jour où elle
entendit la voix de Tristan. Je suis sûr que c'est cela la vraie beauté de Bretagne
et j'irai jusqu'à Pontaven, jusqu'en Helgoat voir si les lacs n'y ont pas la couleur des yeux de
Made de Reszké. Naturellement toutes les personnes
qui la connaissent et les faux gens d'esprit diront que ce n'est pas elle du
tout, qu'elle est gaie, parisienne, mondaine, qu'elle s'ennuierait dans la lande
et la Brocéliande et n'a rien d'une fleur
d'ajonc. C'est possible.
Mais cela n'enlève rien à la vérité de mon point de vue, que d'ailleurs Madame
de Reszké trouverait peut'être très faux. Que ses yeux, son visage, aient un mystère
qu'elle ne connaisse pas elle-même, cela n'empêche pas que ce mystère est ce
qu'un pœte doit s'efforcer de saisir et d'exprimer
- et nullement de faire double emploi avec M. de Turenne 6 ou M. Bourdeau 7 pour l'idée qu'ils peuvent se faire d'elle, qu'elle peut'être se fait d'elle-même. Cette idée-là fût-elle
vraie m'est indifférente. Les vers de Baudelaire
Je sais qu'il est des yeux, des
plus mélancoliques
Qui ne recèlent point de secrets
précieux 8
sont faux. Peut'être les yeux seuls reflètent ces secrets mais du moins
ils le[s] révèlent bien à qui sait y lire. Du reste tout ce que vous me dites
de son chant, d'elle-même 9, de ce qu'hier vous appeliez " son génie " ne conspire-t-il
pas avec ma rêverie? Et puisque nous n'avons pas de fausse modestie à faire
entre nous, ne pourrons-nous pas être certains qu'une idée partagée par nous
deux a beaucoup de chances de contenir plus de vérité que toutes les idées réunies
des personnes citées plus haut, quand on y ajouterait tous ceux que vous pouvez
imaginer. Cydalise a été écrit en revenant de chez
la Princesse Mathilde où Me de Reszké (alors de Mailly Nesle) 10 était ce soir-là en rouge et parlait à Porto-Riche.
Tendrement à vous
Je
continue à hésiter entre la Bretagne, Cabourg, la Tourraine 11, l'Allemagne... et Paris.
La
jeune fille de dix-neuf ans (Ruspoli 12) que " Votre nom Monsieur, mais pas de pensée 13 " a épousé ce matin est parente de Van Zandt et de
Paganini 14. " Comment écrivez-vous cela " dira Guiche 15.
2.
Cydalise, esquisse publiée d'abord dans Le Banquet,
numéro 2, en avril 1892, et reprise dans Les Plaisirs et les Jours (1896), parmi
les Fragments de Comédie italienne, sous le titre Cires perdues, I. Cf. Gérard
de Nerval, Les Cydalises (Odelettes), que Proust devait connaître.
3.
Proust écrit : " Reské " ; nous corrigeons. Voir la
note 10 ci-après,
4.
Viviane, personnage des Romans de la Table ronde. Dans Merlin l'enchanteur (XIIe
siècle), elle se fait enseigner les secrets de Merlin. Dans les Enfances de
Lancelot (XIIIe siècle), elle est la mystérieuse Dame du Lac. Cela se
passe dans la forêt de Brocéliande en Bretagne.
5.
Edward Coley Burne-Jones (1833-1898), peintre anglais
de l'école pré-raphaélite. Une de ses œuvres est
Merlin et Viviane.
6.
Louis, comte de Turenne d'Aynac (1843?-1907), qui avait acquis une réputation de bravoure
lors de la guerre de 1870. Il devait mourir à Paris le 3 décembre.
7.
Jean Bourdeau (1848-1928), publiciste et philosophe,
qui publiait un feuilleton au Journal des Débats.
8.
L'Amour du mensonge, vers 17-18, Voir la note 13 de
la lettre 133 ci-dessus.
9.
Reynaldo Habit a affirmé que la voix de Mme de Reszké
était " la plus étonnante que j'aie connue ". Voir Thèmes variés, Paris, J.-B.
Janin, 1946, pp. 250-251, Remarques sur le chant.
10.
Voir Cor, I, lettre 188 et sa note 6.
12.
Maria des princes Ruspoli naquit à Rome le 18 mai 1888. Elle n'avait donc en
effet que dix-neuf ans. Le duc de Gramont en avait cinquante-cinq. Antoine-Alfred-Agénor, prince de Bidache, 11e duc de Gramont
(1851-1925), avait épousé en premières noces, en 1874, Isabelle de Beauvau-Craon (1852-1875). Il épousa en 1878 Marguerite-Alexandrine de Rothschild (1855-1905). - Gotha,
1925, p. 416. C'est cette dernière qui était la mère du duc de Guiche, l'ami
de Proust.
14.
Le Figaro du jeudi 11, août 1907 annonce, sous la rubrique de Ferrari, p. 2
: " Mariages - A la mairie du huitième arrondissement, hier, à quatre heures,
a eu lieu le mariage civil du duc de Gramont avec donna Maria Ruspoli,
fille du regretté prince Louis Ruspoli et de la princesse
Clélia Ruspoli née comtesse Balboni.
"
Les témoins du duc étaient : son frère, le duc de Lesparre,
et son cousin, le comte Arnaud de Gramont; pour donna Maria Ruspoli
: le prince de Vicovaro et son cousin le prince de
Poggio-Suasa, premier secrétaire à l'ambassade d'Italie à Madrid.
"
Le mariage religieux sera béni aujourd'hui, en l'église Saint-Pierre
de Chaillot, dans la plus stricte intimité. "
Bien
que l'Almanach de Gotha indique pour ce mariage la date du 3 aofit
1907, Proust ne se trompe pas en disant que le duc s'est marié " ce matin ".
- Cf. Le Figaro et Le Gaulois du 2 août 1907.
Maria
Ruspoli était la nièce de Paulo Ruspoli,
dont la fille par sa première femme avait épousé Roberto Paganini; ce dernier
avait épousé en secondes noces Rosalie veuve Karrick
Riggs, née van Zandt. Nous ne savons
pas s'il y avait quelque parenté entre Roberto Paganini et le célèbre violoniste,
ou entre Mme Riggs et Marie Van Zandt (1861-1920), la cantatrice américaine. On sait que Proust
a nommé une fois la cantatrice dans Jean Santeuil
(IV, 686). Mais ce qui mérite notre attention, Marie Van Zandt
avait offert au docteur Adrien Proust une photographie d'ellemême
en travesti masculin, où elle inscrivit une dédicace autographe portant la
date du 23 octobre 1881. C'était l'époque où Van Zandt
chantait à l'Opéra-Comique, théàtre
où le docteur Proust appartenait au corps médical officiel. Plus tard, Marcel
Proust entra en possession de cette photographie. Il est fort probable qu'il
s'en inspira pour l'épisode du portrait de Miss Sacripant. On se rappelle que
c'est en voyant l'aquarelle figurant Miss Sacripant chez Elstir
que le narrateur fait certaines découvertes sur le passé d'Odette de Crécy
et sur celui d'Elstir. A l'ombre des jeunes filles
en fleurs, I, pp. 847-850, 860-861 et 863. Voir aussi P, 111, 299. Voir Gotha,
1909, pp. 343 et 456; Exp. Lond. n° 85; Exp. M.P., n° 319; Archives de la Préfecture de
Police, service des garnis, 19 décembre 1873, rapport sur le professeur Adrien
Proust.
15.
Il ne semble pas que le duc de Guiche ait assisté au mariage de son père. Les
comptes rendus du mariage parus dans les journaux de l'époque ne nomment ni
le duc de Guiche ni ses frères et sœurs du premier et du second lit. Le New
York Herald du 2 août 1907, p. 5, indique : " Le duc
et la duchesse de Guiche ont quitté Paris il y a quelques jours pour Deauville.