Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-140

 [Cabourg, le mardi 6 août 1907] 1

Bi ninuls 

J'ai lu que décorations affaires étrangères étaient parues et que Birn Ybuls n'y était pas 2. Mais ai tout de même envoyé lettre (écrite avant 3) Thomson 4 pour que elle 5 ait l'air d'avoir déjà échoué cette fois et soit plus pressante d'ici la prochaine fois et que ne tarde pas à décorer Genstil 6.

Il y a ici l'Anglais ou fou raisonnable qui parle d'ailleurs le français avec une facilité de mauvais augure (imité - comme tout moi - de Buncht - ni buls). Vous m'avez deviné 7.

J'ai voyagé avec Doyen 8 qui m'a dit après de grands éloges sur Me Greffulhe : " Et avec tout cela elle n'a pas réussi à se faire un salon aussi brillant que le Salon de Me de Caillavet 9 ! " (le point d'exclamation est de moi 10) Saviez-vous qu'il y a une pièce de Capus qui s'appelle l'Amant de Léontine 11. Quel singulier.

J'ai été reçu ici à mon arrivée - hasard - par cet aimable jeune premier (Léandre ou Octave très prorogés 12) chez les Tapirs 13 qui s'appelle Léonce de Joncières 14. Il jouera bientôt chez eux les Trufaldin 15 charmant intermédiaire entre le Père d'Oncieu 16 et le fils Bardac (Sigismond 17). Vous ne m'avez pas dit que Faisans 18 en personne faisait les villes d'eaux sous le nom d'Emmanuel Arène 19. Je lui ai dit docteur. Il m'a trouvé moschant. Je suis trop phastigué moschant. Hasdieu. D'ailleurs je suis sûr que chez votre hôtesse 20 vous ne vous souvenez plus de

Fasché 21.
 

Je trouve que Faisans n'arrive pas à changer sa voix[.] Je lui ai dit que vous lui écririez relativement à Straram 22 lequel me paraît digne d'estime etc.

P. S. Quelqu'un qui a de la justesse disait (ne cherchez pas c'est moi) que Lautier 23 avec sa barbe bleue et ses joues mauves avait l'air de ces personnages sur les affiches où le ciel est rose et les habits soies couleur d'aurore, volontairement arbitraire. - Le jeune premier chez les Tapirs est très gentil (je l'ai vu cinq minutes) [. ]


1. Hahn 141-142 (n° XCI). Proust a dû écrire cette lettre le mardi 6 août 1907 : allusion aux " décorations affaires étrangères " et la note 2 ci-après.

2. Proust vient évidemment de lire Le Figaro du mardi 6 août 1907, p. 3, Promotions et Décorations, la liste du ministère des Affaires étrangères. Une liste semblable a paru le même soir dans Le. Journal des Débats du 7 août 1907, p. 2.

3. Ms : la parenthèse est ajoutée en interligne.

4. Gaston Thomson, ministre de la Marine. Voir Cor, V, p. 179, note 3.

5. Ms : mot ajouté en interligne.

6. Reynaldo Hahn ne sera pas nommé chevalier de la Légion d'honneur avant 1914. Il se fera naturaliser citoyen français en 1908, fera une première période de service militaire en 1910.

7. Le destinataire n'ayant pu deviner, Proust identifiera la personne en question dans sa lettre suivante. Il s'agit d'Alfred-Charles-Félix-Joseph Edwards (1857-1914), né à Constantinople de père anglais et de mère française. Il était journaliste, fondateur et ancien directeur du Matin, après avoir collaboré au Figaro et à d'autres journaux, parmi lesquels Le Clairon et Le Gaulois. Léon Daudet le décrit comme " changeant de femme comme de chemise, cousu d'or et de pierreries " Paris Vécu, 1'° série, Paris, 1929, pp. 93-95; Au temps de Judas, pp. 30-31. Le Figaro du 22 août 1907, p. 1, indique le nom de M. Alfred Edwards "Remarqué au hasard; 'à l'heure du thé " au Grand-Hôtel de Cabourg.

8. Eugène-Louis Doyen (1859-1916), chirurgien célèbre pour ses opérations, ses prix fabuleux, ses innovations en matière de médecine opératoire et d'instrumentation. On peut le considérer comme le principal modèle du docteur Cottard. Léon Daudet esquisse de lui un portrait dans Salons et journaux (1917) qui fait pendant à celui du personnage de Proust : " Le Dr Doyen apparaissait sous trois aspects, différents selon son humeur : du chirurgien à la mode, du chemineau sur la route, ou du lion traqué. Cet homme qui eut son génie dans sa main et des éclairs de sensibilité brutale, n'avait aucun bon sens, aucune logique, ni aucun sentiment des valeurs. En littérature, histoire, philosophie, il était non seulement ignorant, mais inéducable et fermé. En politique, il se bornait à cette formule, qu'il répétait avec un léger zézaiement : " J'collerais c'type-là au mur tout simplement, moi. " En médecine, il faisait suivre une vue ingénieuse et hardie d'une énorme bourde, affirmée péremptoirement, il traitait de vieille bête un Potain [...] Habitué, par la servilité des malades et de ses auxiliaires, à n'être jamais contredit, il tenait à ses " inventions " comme à ses boyaux et se butait dans ses erreurs ainsi que le pivert dans l'écorce. Il y avait en lui du paysan, du serrurier roublard et un fond d'innocence, de gosserie, bien curieux. " Souvenirs (1920), p. 504.

9. Mme Albert    Arman   de Caillavet, née Léontine-Charlotte Lippmann (1844-1910), l'égérie d'Anatole France, que Proust avait fréquentée dans sa jeunesse.

10. Ms : parenthèse ajoutée en interligne.

11. Proust force un peu la note. Le titre de la comédie d'Alfred Capus dont il est question ici est plus exactement Les Maris de Léontine. Cette pièce eut du succès, puisqu'on en donna cent soixante représentations en 1900, cinquante-sept en 1903. La première eut lieu au théâtre des Nouveautés le 14 février 1900. - Alm. spec. 1900, p. 67; 1903, p. 78.

12. Allusion, semble-t-il, aux deux amoureux dans Les Fourberies de Scapin, de Molière.

13. Les " Tapirs " : j'ignore leur identité. S'agirait-il des Artus? Ils avaient la villa Hélène à Cabourg.

14. Léonce de Joncières (1871-1952), peintre de genre, né à Dompierre (Joncières a négligé, semble-t-il, d'indiquer l'endroit car Bénézit ne précise pas, et Joanne énumère trente localités de ce nom), élève de Gérome, Bouguereau et Merson. Il eut une mention honorable en 1897. - Bénézit, II, 733.

15. Truffaldin est un personnage de la comédie italienne, le type du valet rusé, menteur, bouffon. Dans L'Etourdi, de Molière, le personnage Trufaldin - avec un seul f, ainsi que Proust l'orthographie - est, au contraire, un vieillard berné à tout moment par Mascarille. Il semble donc que Proust pense surtout au personnage de la comédie italienne.

16. Le comte Victor d'Oncieu de La Bâtie, père de François d'Oncieu, l'ami de Proust qui était mort en novembre 1906. - Le Figaro, 16 novembre 1906, p. 2.

17. Jacques et Henri Bardac étaient les fils de Noël Bardac, paraît-il, et non du financier Sigismond Bardac.

18. Voir Cor, IV, p. 197, note 6.

19. Antoine-Sylvestre-Emmanuel Arène (1856-1908), homme politique et littérateur français, né à Ajaccio (Corse), député, puis sénateur de la Corse, auteur dramatique. - Le Figaro du 13 août 1907, p. 1, note, parmi les Parisiens remarqués au Grand-Hôtel de Cabourg : " M. et Mme Emmanuel Arène ".

20. Reynaldo Hahn fait un séjour à ce moment-là chez Sarah Bernhardt, à Belle-Ile-en-Mer (Morbihan), ainsi que l'atteste une lettre qu'il adressa à Marie Nordlinger à la date du 8 août 1907.

21. Ms : Proust avait d'abord signé, puis barré : Guncht.

22. Voir Cor, VI, note 4 de la lettre 164.

23. Il s'agit d'Eugène Lautier (1867-1935), rédacteur politique et littéraire du Temps depuis 1885, et l'un de ses principaux collaborateurs. De 1905 à 1909, il dirigeait le service de politique extérieure au Figaro, et c'est là que Proust a pu le rencontrer. Sa photographie paraît dans l'Annuaire de la Presse, tome 16 (1895) entre les pages 144 et 145.