Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-150

GRAND HOTEL CABOURG

[Le 1er ou le 2 septembre 1907] 1

 

 

Mon pauvre petit Birnechnibus

 

J'ai toujours le tremblement qui m'empêche d'écrire[.] Mais que de fois par jour, que de fois par nuit mon cœur se fond à la pensée de Buninuls, que de fois je me blottis en lui et d'ailleurs toujours à quoi d'autre que je pense sa chère petite muninulserie et figure est à mon horizon et le compose. J'ai reçu enveloppe de Muninils et dedans rien qu'une lettre de moi, et une admirable, de la de Grey 2 qui est en plus en philosophe. Et cela ne lui a pas ôté la couleur. Elle est restée artiste tout de même. Et pourtant elle sait que le monde stérilise. Quel génie, quelle femme! Whistler 3 disait : " je la trouve trop bel homme " je n'ai jamais compris ce que cela voulait dire. Mais je l'admire prodigieusement depuis que je lis ses lettres. Si je les avais écrites je mourrais calme. J'ai été hier voir Vuillard qui avait un bourgeron d'ouvrier bleu (bleu un peu trop tendre, comme un ouvrier d'Augusta Holmès dans un Chant des Corporations). Il dit avec intensité " un type comme Giotto n'est-ce pas, ou encore un type comme Titien n'est-ce pas, savaient aussi bien que Monet, n'est-ce pas, un type comme Raphaël etc. " Il dit bien type une fois par vingt secondes mais c'est un être rare 4.

Connaissez-vous l'orchestre Marchetti qui sévit ici ? Et pouvez-vous me donner Un baiser n'est pas un péché qu'ils ont joué l'autre jour et qui est très beau.

J'ai été blessé de la recommandation de Léon pour Defrein (mensonge). Je ne lui aurais pas parlé de Buninuls 5. Je vais sans doute lui demander de venir chanter pour le Duc et la Duchesse de Guiche qui viennent dîner avec moi Mercredi et qui seraient heureux de l'entendre. Mais j'ai si mal à la gorge que je crois que rien n'aura lieu. En tous cas il ignorera dans l'éternité, que je connais Buninuls, que Buninuls l'a enstendu etc.

Vu ici Tristan Bernard 6 charmant (habite avec Vuillard etc. etc.), Me de Maupeou qui chante jolies choses du poney qui m'ont ému même dans sa voix 7, mais c'étaient des choses divines enveloppées dans le papier bleu brillant qui enveloppe généralement les tablettes de chocolat lombard. Joncières est l'être le plus idiot que j'aie jamais vu 8. Beaucoup parlé d'Irnibuls avec la Soubreuse, la Clermont-Tonnerre (je me suis amusé à vous exagérer tellement en lui parlant de vous, que j'ai très bien senti qu'à la fin elle avait une impression de surnaturel. Seulement n'exprimez jamais devant elle un sentiment vulgaire ou une pensée médiocre. Ma réputation de perspicacité est à ce prix. Louisa et Gangnat vous aiment. Pourquoi avez-vous inventé que Me Ralli est ici 9. Serait-ce vrai. Venez vite sur mon cœur mon Buninuls venez et venez et genstillesses. Je crois que Nicolas boit, je suis horrifié 10. Asdieu et encore un bonsjour.

Où m'avez-vous dit qu'habitait Clarita 11, si je peux me relever je veux aller la voir 12.

 


1. Hahn 145-147 (n° XCIII), texte tronqué. Le papier quadrillé porte à l'en-tête : GRAND HOTEL / CABOURG / Ch. Bertrand, Propr. Cette lettre a dû être écrite peu de jours après le 30 août 1907: voir la note 7 ci-après. Cf. la note 5. Elle doit dater du 1°' ou du 2 septembre 1907.

2. Lady de Grey. Voir Cor, IV, p. 167, note 4.

3. Ms : Wisthler. Nous corrigeons.

4. Il s'agit du peintre de genre, de fleurs, " le poète des intérieurs, le portraitiste des femmes ", dont Proust avait fait la connaissance par Antoine Bibesco en 1903. Jean-Edouard Vuillard (1868-1940) est l'un des peintres qui, avec Helleu, serviront à Proust comme modèles d'Elstir.

5. Cf. la lettre précédente du même au même, où Proust demande si le destinataire peut lui donner une " commission " pour Defrein

6. Tristan Bernard est nommé parmi les personnes remarquées au thé du 12, au Grand-Hôtel de Cabourg, dans Le Figaro du 13 août 1907, p. 1. Paul Bernard, dit Tristan Bernard (1866-1947), auteur dramatique et romancier dont certaines pièces ont eu un succès immense. Il avait commencé par être administrateur d'une usine d'aluminium, puis avocat, puis directeur d'un vélodrome, puis rédacteur en chef du Journal des Vélocipédistes, finalement rédacteur à L'Echo de Paris, au Gil Blas, au Journal, à l'Auto, etc. Q E-V, 1924, p. 65.

7. Il s'agit de la comtesse René de Maupeou, née Kœchlin, qui avait une belle voix de contralto qu'elle faisait parfois entendre chez Mme Lemaire et dans d'autres salons. Zamacoïs la surnommait "la Cantatride ". Proust a dû assister au concert dont Ferrari donne le compte rendu suivant, paru dans Le Figaro du samedi 31 août 1907, p. 2 : " Le concert de bienfaisance que nous avions annoncé, et qui a eu lieu hier, dans le superbe hall du Grand Hôtel de Cabourg, a produit un magnifique résultat pour les pauvres, - de plus en plus rare, d'ailleurs, en cette station fortunée. [...] Et triomphal accueil pour la généreuse organisatrice de cette belle fête, Mme la comtesse de Maupeou, que l'élégante et nombreuse assistance a acclamée dans Au loin et le Noyer, de Schumann; Souvenir, de Bemberg; Sérénade inutile, de Brahms, et des mélodies de Camille Erlanger et de Reynaldo Hahn, dites par l'éminente cantatrice avec un charme et un sentiment artistique absolument délicieux. "

8. Proust l'avait rencontré en arrivant à Cabourg, comme il le dit dans sa lettre au même que je date du mardi 6 août 1907 ci-dessus. Léonce de Joncières est nommé parmi les personnes qui ont entendu la comtesse de Maupeou le 28: voir Le Figaro, 29 août 1907, p. 2.

9. Mme Hélène Ralli, une des épouses divorcées d'Alfred Edwards. Le Tout-Paris de 1894 l'indique à la même adresse que Richard Ralli et Mme née Wood, 48, rue Pierre-Charron.

10. Voir la note 3 de la lettre 36 à Paul Bacart ci-dessus.

11. Il s'agit d'une des sœurs de Reynaldo Hahn, Mme Miguel Seminario, née Clarita Hahn.

12. Proust signe cette lettre par un dessin figurant un profil à nez exagérément allongé. Cf. ci-dessus, la lettre 18.