Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-185

Mardi 3 heures du matin [31 décembre 1907] 1

  

Mon cher Buncht

Après avoir été hier dans un état terrible je suis sorti aujourd'hui de bonne heure dans l'intention d'aller au cimetière, mais n'ai pu [r]héaliser. A deux heures je vous ai téléphonsé pour vous demander si sortiez, si vouliez faire petite promenade avec Gudimels pour fin hannée. Mais d'abord [pas] répondu, à la deuxième fois concierge a répondu à Nicolas et cela a été tout et finalement, après des appels sans fin et sans succès, on a répondu de chez vous que vous étiez sorsti. Trop faschant! Et puis voilà que Nicolas ayant eu l'idée de vous porter la glace (comme si c'était un cadeau de jour de l'an que le petit souvenir donné par Maman il y a hélas déjà si longtemps et qui était ici mais à vous, comme du reste tout ce qui est ici mon petit Buncht, y comspris Gudimels qui est aussi à vous, et ira pour tout à fait chez vous, comme glace et glace quand voudrez, et est aussi un riste petit souvenir de Maman, le dernier car quand sera mort, personne ne saura plus) votre sœur (dans un mot charmant) (remerciez-la bien tendrement) a répondu que vous étiez kousché. Sorti à trois heures, kousché à quatre est-ce que vous mentez à votre Bininuls. Je voulais passer chez vous, mais cette sortie sans m'être kousché m'a tant éreinté que je n'ai pas eu le courage d'autant plus que j'avais un chauffeur qui me versait (pas tout à fait) à chaque coin.
Genstil je vous souhaite que votre petite Maman guérisse bien vite et n'ait plus fièvre et redevienne vigoureuse comme l'Impératrice qui infiniment plus âgée qu'elle, part ces jours-ci pour les Indes 2. Je souhaite que l'affection de ses autres enfants répare dans le cœur de votre sœur Isabelle un peu des ruines que le désespoir y a accumulées 3, et aussi dans le cœur physique de votre beau frère, et presque plus que cette dernière chose car le bonheur et la santé de votre Maman y sont liés par des liens mystérieux qui dans le monde de la Providence doivent avoir de bien beaux noms, je souhaite que génie de Bininuls aille en s'approfondissant et s'étendant chaque jour jusqu'à éclipser tout ce qui a jamais été écrit en musique, et que parallèlement l'inutile succès, mais si agréable qui vient si flatteusement à Buninuls sous des formes élégantes et rémunératrices grandisse 4. Et aussi que le petit Buncht de Clarita n'ait plus cœur énervé, bon retour de Coco 5, gaieté à Werther et franchise à Ernesto. Et que Genstil ne s'enrhume plus si moschamment et ne tousse pas tout le temps quand n'est pas nécessaire, de façon à se fatiguer voix et gorge, à engrenager rhume et à pulvériser sur Buninuls (moi) microbes de rhume (ceci dit par moschanceté et pas sincère).
Hasdieu mon bininuls, vous aime.

Buncht GUDIMELS

 

1. Hahn 149-150 (n° %CVI). Le papier est de demi-deuil. Lettre datée seulement du Mardi 3 heures du matin; écrite dans la nuit du mardi 31 décembre 1907 au 1°' janvier 1908 : allusions à la promenade de " fin hannée ", au départ de l'Impératrice " ces jours-ci pour les Indes " (note 2 ci-après), à la mort d'un neveu du destinataire (note 3).

2. Le Gaulois, 21 décembre 1907, p. 2, annonce : " L'Impératrice Eugénie est attendue incessamment à Paris, où elle ne fera qu'un très court séjour avant son départ pour l'île de Ceylan. " Cf. The Times, 27 décembre 1907, p. 12; 8 janvier 1908, p. 12. - Elle était âgée de quatre-vingts ans.

3. Allusion à la mort d'Eduard Seligman, sourd-muet, décédé à Hambourg le 13 décembre 1907. Il était le flls d'Emil Seligman, banquier de Hambourg, et de son épouse, née Isabel-Clara Hahn (1859-1936).

4. Après avoir signé sa lettre, Proust fait un dessin montrant le destinataire au piano, la tête renversée en arrière, en train de jouer, entouré d'une foule d'auditeurs.

5. Reynaldo Hahn écrit à Marie Nordlinger, lettre datée par l'enveloppe dont le cachet postal est de Paris 25 -7 07 : " Coco est au Japon, qui l'a beaucoup déçu, et a été en Chine, pays pestilentiel, dit-il, mais beaucoup plus impressionnant. m Rappelons que " Coco " est le surnom de Frédéric de Madrazo (18784-1938), fils de Raymond de Madrazo par son premier mariage avec Mlle de Ochoa. Il était artiste peintre. Antoine Adam l'indique comme modèle du peintre " Ski "