Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-187

Reynaldo Hahn à Pierre Lavallée

 

Beg-Meil près Concarneau Finistère. Lundi [9 septembre 1895] 1

 

Mon cher Pierre Lavallée,

 " Après tant d'étapes et de claies 2 " nous voici en plein Finistère - Nous sommes arrivés ici hier soir dans des conditions romantiques que vous saurez de nous. -. - à Segrez - Marcel qui est allé se reposer, ayant passé une. fort mauvaise nuit pour des causes naturalistes, cette fois, me charge de vous écrire pour lui - Votre lettre, si semblable à vous par sa douceur et sa cordialité, lui a fait un vrai plaisir[.] Il formait tous les soirs le projet d'y répondre le lendemain : mais il ne s'est pas tout à fait bien porté durant notre séjour en Normandie - et vous l'excusez de grand cœur. Nous avons quitté Paris Mercredi soir (voilà ma plume cassée) - Nous avons déjà vu Belle Ile en Mer qui nous a déplu, Auray qui nous a agréablement rappelé Bougival, Quiberon, un Sahara sans oasis, Concarneau, très joli mais pestilentiel, et enfin Beg-Meil où je crois que nous séjournerons un peu - C'est un petit pays calme et verdoyant -

Madame Lemaire, avec qui nous venons de passer trois semaines à Dieppe nous appelle à Réveillon - je pense que [nous] ne manquerons pas d'y aller - Mais je pense aussi que nous ne laisserons pas d'aller à Segrez - Ecrivez à mon poney; dites lui jusqu'à quelle époque vous resterez dans vos domaines, et à quel moment nous vous gênerons le moins 3.

Je me fais une fête d'avance, des journées que nous passerons tous trois - j'espère avoir terminé alors le premier morceau et l'andante de mon trio que je vous soumettrai, - car vous êtes plus expert que moi en musique de chambre 4 -

Je ne vous en dis pas plus aujourd'hui pour ne pas vous obliger à lire cette indéchiffrable écriture.

Et quand je vous aurai assuré de mes sentiments les plus affectueux et les plus dévoués, il ne me restera plus qu'à me retirer

Reynaldo.

Soyez assez bon pour présenter tous mes respects à Madame votre mère.

 


1. Coll. Mlle Monique Lavallée. L'original porte seulement la date du Lundi, et l'adresse : Beg-Meil prés Concarneau Finistère. Cette lettre fut écrite au lendemain de l'arrivée de Hahn et de Proust à Beg-Meil, le lundi 9 septembre 1895. Cf. le billet que Proust a ajouté à la première page du manuscrit.

2. Sic.

3. Proust récrira au même vers les premiers jours d'octobre 1895, lui disant : " Reynaldo t'a écrit une belle lettre avec moi il y a presque un mois. " Il fait allusion à la lettre que nous publions ici. Voir Cor, I, lettre 276.

4. Il s'agit d'un trio pour violon, violoncelle et piano en fa majeur, dont le manuscrit porte l'inscription : " Beg-Meil, octobre 1895 ". Dans une lettre du même au même que j'ai pu dater du Samedi [3 août 1895] et que Hahn écrit de Saint-Germain-en-Laye, il parle de ce trio auquel il pense en l'intitulant "  Le jardin de Bérénice ". Il semble être question de la même œuvre dont le compositeur a fait une suite symphonique intitulée Illustration pour le Jardin de Bérénice. Il parait que la partition porte l'inscription : " Juin 1895-janv. 1896 " et que la page 6 du manuscrit est datée : " Beg-Meil, octobre 1895 ".