Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Vers la mi-janvier 1908] 1
Mon petit Monsieur de Bunchtnibuls
J'ai un grand chasgrin
de savoir qu'Ernuls était venu pendant que reposais.
Mais j'avais tellement souffert de crises ininterrompues et incalmables que et que. Triste puisqu'il y avait si longtemps. Genstil je crois à mon grand
regret que je vais être forcé de quitter Paris. Car c'est maintenant presque
chaque jour que j'ai ces terribles journées qui n'étaient autrefois que la rançon
d'une exceptionnelle fatigue. Puisque Paris a décidé de devenir aussi brumeux
que Londres 2, il faudra moi, me décider à quitter Paris. Ce n'est qu'aujourd'hui
que j'ai commencé à me dire que raison le commandait peut'être. Mais ce n'est pas pour tout de suite 3. Cela ne
m'empêchera pas autres hivers de tâcher d'être dans un Versailles quelconque.
Mais en ce moment je crois que le Midi serait plus indiqué. Il est vrai que
si j'y vais j'y prendrai la grippe, que je crois du reste avoir depuis hier,
et alors Dieu sait tout ce qui s'en suivra. Enfin je suis fort haisitant
et j'aime beaucoup Bunchtnibuls.
Hasdieu
Si vous voyez les Veuves 4 dites-leur
que je suis très repris de mes crises 5 et que la seule fois où je suis sorti
je suis passé chez elles sans les trouver. Je n'ai toujours reçu aucune nouvelle
du paravent. Ne leur en parlez pas 6. Il est vrai que je leur avais dit : ne
m'écrivez pas pour cela. Mais c'était un de ces ordres auxquels il est élémentaire
de desobéir.
Forain à propos de Me Tinayre : " Ça doit être excitant de bouffer le cul d'une
légionnaire 7. " " Pourquoi. " De même à distance et rétrospectivement en passant
la revue des " bons mots " de Bunchtnibuls, je me
demande le " sens exact " (comme on disait à Mallarmé, pour laisser entendre
qu'il n'y avait qu'une nuance qu'on ne comprenait pas) de " Madame de M.....
n (dirait la Presse) ne m'invite pas parce que je n'aime pas parler pendant
qu'on fait de la musique " [.]
Vous voyez que c'est parce que je juge
les autres par moi-même que j'ai toujours peur qu'on ne comprenne pas.
Ulrich sur la décoration de la Chapelle
Sixtine par Michel Ange : C'est malheureux qu'elle n'existe plus - ? - (ce ?
très Presse aussi) - Mais oui, puisqu'elle a été crevée l'autre jour au Louvre
par qui donc, tenez, attendez, ah! oui par Ingres.
Il a été condamné à deux mois de prison 8.
Hesdieu
1. Hahn 167-168 (n° CIX). Papier de demi-deuil.
Les allusions à un acte de vandalisme au Louvre (note 8 ci-après), à la nomination
manquée de Mme Tinayre à la Légion d'honneur (note
7), au brouillard (note 2), semblent situer cette lettre vers la mi-janvier
1908.
2. Le Figaro du 6 janvier 1908 annonce,
p. 3 qu' " [...] un épais brouillard s'est abattu, glacial et pénétrant jusqu'aux
os. " Le Figaro du 17 parle encore du " brouillard assez épais " sous lequel
Paris s'est éveillé " hier matin ".
3. Ms : phrase ajoutée en interligne.
4. Les Veuves : Mme Madeleine Lemaire
et sa fille Suzette Lemaire. Notons que Pierre de l'Estoile emploie le surnom " La Sainte-Veuve " pour désigner la dame de Sainte-Beuve,
cousine du chevalier d'Aumale. Mémoires et journal de Henri III, collection
Petitot, tome XLV (1825), p. 392, note 2.
5. Ms : de mes crises, mots ajoutés en
interligne.
6. Ms : phrase ajoutée en interligne.
7. Allusion à un incident soulevé au sujet
de la nomination de Marcelle Tinayre à la Légion d'honneur.
Le Figaro du 6 janvier 1908, p. 1, avait donné la liste, non encore officielle,
des croix du ministère de l'Instruction publique, où figurait le nom de Mme
Tinayre. La romancière eut l'imprudence de laisser
publier par Le Temps du 8 janvier une lettre au directeur où elle dit
" C'est vrai, je suis décorée. Ce n'est
pas ma faute... Si j'ai pu mériter cette distinction très flatteuse, vous savez
que je n'ai rien fait pour l'obtenir. [...] Je ne porterai pas ce joli ruban
et cette jolie croix, parce que je ne pourrai plus aller en tramway ou dans
le Métro sans susciter la curiosité de mes voisins. " Tiens, penseraient-ils,
voilà une femme qui a dû être religieuse et soigner des pestiférés... Elle
est bien jeune, tout de même, pour avoir été cantinière en 1870! " Alors? Non,
non, ça me gênerait! " Le Figaro du 13 janvier publia en page 3 un dessin de
Forain, figurant une religieuse, sous le titre : Celles qui n'écrivent pas.
Le même journal annonce, le lendemain 14, en première page
" Les croix des beaux-arts sont celles
que nous avons déjà fait connaître, - sauf une, dont il était facile de prévoir
l'échec après tout le bruit qu'elle a si malencontreusement causé ces jours-ci.
La croix de Mme Marcelle Tinayre ne figurera pas,
en effet, dans la promotion. " - Il s'agit de Mme Julien Tinayre, née Marguerite-Suzanne-Marcelle
Chasteau (1872-1948). A en croire Fernand Gregh, cet incident aurait inspiré un des " mots " de Mme
Straus
" La poitrine des femmes n'est pas faite
pour l'honneur. " L'Age d'or, p. 169.
8. Ulrich semble avoir confondu les œuvres
de deux artistes qui ont vécu à trois cents ans l'un de l'autre dans des pays
différents. Il est question d'un incident survenu le 3 septembre 1907 au Louvre.
Une jeune femme nommée Valentine Cantrel, n'ayant
pu trouver du travail, lacéra à coups de ciseaux le tableau d'Ingres, La Chapelle
Sixtine. Elle alla ensuite se dénoncer au commissariat de police. Le 3 octobre
suivant, le Tribunal correctionnel de la Seine (9° Chambre) la condamna à six
mois de prison et à cent francs d'amende. Le 9 décembre, elle dut comparaître devant la même chambre des appels correctionnels.
Le procureur ayant fait appel a minima, la cour éleva la peine à un an. Le
Figaro des 4 septembre, 4 octobre et 10 décembre 1907, pp. 3-4.