Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VIII-78

[Le lundi soir 22 juin 1908] 1

Comment halsez-vous, Minusnichant? Est-ce que fasché si je vous dis que j'ai connu enfin Mlle de G[oyon] chez Mursat 2. Trop long et long, mais et mais. Vous devriez m'envoyer petites notches sur dîners et soirées Londres, du moins les plus impressionnantes. Car foudroiera 3 ici les foules 4. Je comprends que les snobs pour qui existe le plaisir mondain, souhaitent d'ensevelir dans le secret ces joies qui se suffisent à elles-mêmes. Mais pour vous pour qui elles sont de pures conneries, il est nécessaire de leur donner leur amplitude sociale et cela selon les lois de la multiplication des vibrations (presse etc.).

Chez les Murat la veuve déclare : Suzette, montre-moi la jeune fille dont parle Marcel, elle la regarde et se détourne en disant : " Elle est très laide et elle a l'air sale." Quant 5 à la jeune veuve 6 elle l'a trouvée bien, mais cela a été cent fois pire car elle la regardait tout le temps, faisait mille réflexions, riant très fort et à tout moment me disant : venez par ici, regardez du côté de la porte etc. etc. Le présentateur fut Fouquières envers qui ma reconnaissance grandit sans cesse. Mais comme il était complètement saoul, il me disait tout en me présentant, tout haut, non seulement tout haut mais en hurlant : " Qu'est-ce que tu dis de ces petites joues­là? Tu les pincerais volontiers, hein? Et que dirais-tu d'un petit baiser? Ah! tu le voudrais bien canaille, tu dis que tu voudrais croquer ces petites pommes d'api là (je ne disais rien du tout) tu as raison, du reste tu es très bien aujourd'hui, tu as coupé un peu ta barbe, tu me plais etc. etc. " L'expression " ne savoir où se fourrer " ne suffit pas à peindre l'état où j'étais, et où était la jeune fille, et où était son fiancé présent 7. Crise très forte hier, sans cela bouen.

Hasbouen

Wrirnuls. 

Ne dire aucun de mes anciens mots à la Chevigné, car j'en ai farci une lettre pour elle 8. Je ne puis trouver sa fine réponse, sans quoi je vous l'eusse hensboyée 9 [.]

J'ai été présenté à Me Barrachin que je trouve ravissante 10. Et je n'ai pas été présenté à la Duchesse de Morny que je trouve ravissante aussi 11 


 1. Hahn 171-172 (n° CXII). L'allusion à la soirée chez les Murat où Proust est présenté à Mlle de Goyon situe cette lettre au lundi soir 22 juin 1908, ou peu après. Voir l'allusion à Mlle de Goyon et la note 2 ci-après. Voir aussi la note 10.

2. Allusion au lundi soir 22 juin 1908. Cf. les lettres de ce même soir-là adressées à Mme Straus et à Louis d'Albufera ci-dessus.

3. Ms : foudroiera ou foudroierai?

4. Reynaldo Hahn semble avoir jugé inutile d'envoyer des notes mondaines sur son séjour à Londres. Comœdia publia, à propos de la saison de Covent-Garden, à Londres, la note suivante, parue le 8 juillet 1908, p. 3 : a Mme Engel-Bathori et M. Emile Engel donneront vendredi une grande audition d'œuvres françaises modernes avec le concours de M. Reynaldo Hahn. "

5. Ms : quand, pour quant, lapsus; nous corrigeons.

6. Suzette Lemaire, que Proust surnomme " la jeune veuve ", comme il surnomme la mère de la jeune femme : la Veuve. Cf. Cor, VI, 73, note 9. Voir la note 4 de la lettre 7 ci-dessus.

7. Le vicomte de Vaugiraud. Cf. la lettre du lundi soir 22 juin 1908 à Albufera, et sa note 12 ci-dessus.

8. La comtesse Adhéaume de Chevigné. Voir Cor, V, 186, note 4.

9. Déformation voulue pour : envoyée.

10. Voir la note 7 de la lettre 77 à Albufera ci-dessus.

11. Le compte rendu de cette soirée du lundi 22 juin paru dans L'Écho de Paris du 24, p. 4, indique la présence du duc et de la duchesse de Morny ainsi que celle de la comtesse Adhéaume de Chevigné parmi les invités.