Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Cabourg, le jeudi 6 août 1908]
1
Monsieur le petit Binubuls ou même Nurnols,
Vos petites letterch
sont excessivement mopchant, courtes, et, hélas, distantes.
Mais moi qui ne peux écrire, à me persuader
que j'ai été frappé d'une paralysie de la main et du cerveau, je n'ai rien à reproscher. Et merci de vos petits bonsjours que je m'applique consciencieusement sur main.
Est-ce que vous savez chez qui loge la
Princesse Winnie que le Figaro signale à Deauville 2. Clothon 3 l'aurait-elle fait inviter chez la Baronne des Vaux.
Pour Hopillard ce n'est pas pressé, d'ici quelques mois. Il s'agit d'avoir bon marché chez
eux les mêmes perroquets (deux paires) que chez place Beauvau 4.
Je ne peux pas vous escrire,
parce que trop moschant, pas table, pas chambre, pas
vent 5, très fasché. J'aimerais " renouer " avec Lucy
Gérard 6 qui est ici mais elle est avec un Bardac que je n'ose saluer, ne l'ayant vu qu'une fois dans l'hôtel que Mélisande 7 abandonna depuis. Elle n'était encore que belle à ce moment-là bien qu'elle dît :
Je ne suis demoiselle,
ni belle 8
Je pense que c'est Bunibuls
qui m'avait fait hinsviter, comme partout où j'ai
été de genstil.
Je crois que votre petite Maman va bien
d'après ce que vous me dites et cela me fait beaucoup plezir.
Je voudrais être renseigné sur la situation
matérielle actuelle et future de Nordlingka 9, et
de ses projets présents. Est-ce que vous pouvez me dire, si m'hescrivez.
Je suis passé chez Rezka 10 où un valet plein de bonhomie mais stylé aux façons du logis m'a dit " Madame
est très désolée de ne pouvoir recevoir Monsieur. C'est un regret vrai pour
Madame. Madame est réellement très, très désolée. " De mon auto qui s'enfuyait
j'entendais encore les superlatifs Rambouillet de Frontin. Mais voici que bientôt
j'entendis une autre voix. Car quelques instants après je cherchais dans Deauville,
si peu véridique que cela paraisse la villa Suzaleine,
c'est-à-dire celle des Georges Lévy 11. Pourquoi je la cherchais, enfin ce
serait trop long. Nous demandions à tout le monde personne ne savait. Je vois
que mon mécanicien demande à une femme du peuple qui dit " la villa Suzaleine? je ne sais pas. Attendez
on va tâcher de savoir " Elle appelle un vieux monsieur qui passait - qui s'arrête
revient sur ses pas, avec un air fâché, ahuri et douloureux et je reconnais
avec horreur Gustave de Rothschild 12. Cependant la femme du peuple ne sachant
pas qui c'était continuait à lui demander où était la villa Suzaleine, lui se penchait, tendait l'oreille, ne comprenait
rien, et après quelques hésitations met la main à sa poche et lui tend quelques
sous. Elle refuse, alors explications, de très mauvaise humeur de la part de Gustaude, il s'approche de l'auto, je me cache, crie
au mécanicien de partir au plus vite, peu soucieux d'éclaircir l'imbroglio,
et en détalant nous manquons de renverser Robert et sa femme 13 qui rentrant à pied et ayant sans doute aperçu le burgrave dans un rassemblement s'empressaient
avec curiosité.
Hasdieu mon bunibuls, asdieu mon birnibuls, asdieu fernuls, asdieu Mopchant, asdieu petit escrivain, je fais chercher Femina 14, Laffitte est " sur
nos rives 15 " ainsi que Nozière que sa femme " a
su reprendre 16 ". Hélas.
1. Coll. Raoul Simonson.
Le papier de l'original est de petit deuil. Lettre écrite le jeudi 6 août
1908, ou peu de jours après allusions à " la Princesse Winnie que le Figaro
signale à Deauville " (note 2 ci-après), aux perroquets (note 4), à Lucy
Gérard (note 6). Voir aussi les notes 7 et 14.
2. Allusion à la princesse Edmond de Polignac,
née Winnaretta Singer. Le Figaro du jeudi 6 août
1908, p. 3, la note parmi les personnes reconnues dans la tribune de Deauville.
Le même renseignement paraît le surlendemain au même endroit du même journal.
3. Il s'agit de Mme Gaston Legrand, née
CLotilde de Fournès. Voir Cor, IV, 73, note 7.
4. Allusion aux perroquets de porcelaine
que Proust avait demandé au destinataire de chercher. Voir ci-dessus, lettres
102 et 104 du même au même.
5. Sic. Le sens semble être : pas de souffle.
6. Cf. la lettre 107 à Lucien Daudet, et sa note 11, ci-dessus.
7. Allusion à Maggie Teyte, qui venait de faire sensation dans le rôle de Mélisande, au théâtre de l'Opéra-Comique,
le 12 juin 1908, dans la reprise de Pelléas et Mélisande, drame de Maeterlinck, musique de Claude Debussy.
Stoullig en fait le commentaire suivant : " Mlle
Garden partie - non, sans jeu de mots! - l'Opéra-Comique,
devait trouver une Mélisande. M. Albert Carré a
eu la main heureuse : Mlle Maggie Teyte est cette jeune, toute jeune élève de Jean de Reszké,
que nous fit un jour entendre le professeur en son hôtel de la rue de la Faisanderie
et qu'applaudirent déjà les heureux habitués des représentations de l'Opéra
de Monte-Carlo. [...] avec une voix de pureté délicieuse, elle est l'innocente
et poétique Mélisande aux cheveux d'or, petite princesse
de légende amoureuse et mystique, nous donnant merveilleusement en toute
sa personne la sensation de l'irréel. " An. Théâtre 34, p. 138. Maggie Teyte (1888-1976) avait étudié à Paris sous Jean de Reszké de 1903 à 1907. Reynaldo
Hahn dirigeait le festival Mozart où elle fit ses débuts à Paris, le 23 mars
1906, dans les Noces de Figaro.
8. Allusion à Faust, opéra de Gounod,
fin du deuxième acte, où Faust offre le bras à Marguerite, qui lui répond
:
Non, monsieur!
je ne suis demoiselle,
9. Marie Nordlinger, à qui Proust n'avait pas écrit depuis le mois d'avril de l'année précédente.
Voir Cor, III, 342, note 9.
11. Raphaël-Georges
Lévy (1853-1933), économiste français, professeur à l'École des sciences
politiques. Sa sœur avait épousé Daniel Mayer, cousin germain de Mme Adrien
Proust. Q. E-V 1908, p. 305.
12. Le baron Gustave-Samuel-James
de Rothschild (1829-1911), consul général d'Autriche-Hongrie, président du
conseil d'administration des Compagnies du Chemin de fer du Nord et du Paris-Lyon-Méditerranée. Membre de huit cercles, dont le
Jockey-Club et le Cercle de la rue Royale. Q. E-V 1908, p. 427.
13. Le baron Robert de Rothschild. Il
avait épousé, le 6 mars 1907, Gabrielle-Nelly Beer (1886-1945). Voir Cor, 111, 287, note 5.
14. Reynaldo Hahn avait commencé, le 15
avril 1908, à collaborer au périodique bimensuel illustré Fémina,
dont l'éditeur était Pierre Lafitte et Cie'. Hahn
a dû annoncer à Proust l'article qu'il venait de consacrer en partie à Maggie Teyte, sous la rubrique Notes
sur des Notes, dans Fémina, n° 180 (15 juillet 1908),
p. 327,.A l'Opéra-Comique [...] Miss Maggie Teyte a fait enfin de véritables
débuts à l'Opéra-Comique dans le rôle de Mélisande, deux fois redoutable et par sa grande difficulté
et par le souvenir qu'il évoque d'une interprète idéale. Je suis heureux d'enregistrer
le succès de la jeune cantatrice que je m'enorgueillis d'avoir le premier
révélée il y a deux ans dans des fragments des Noces
de Figaro et de Don Juan. Elle était déjà charmante alors, et l'on sentait
qu'il pousserait bientôt des ailes à ce petit rossignol.[...1 Mlle Teyte possède un don
auprès duquel ne sont rien ni la plus belle voix du monde, ni l'obstination
la plus acharnée : c'est l'instinct du chant. Aux premières notes que je lui
entendis faire il y a quatre ans, quand elle arrivait de Londres tout effarouchée
et tremblante, je le compris. On naît chanteur, comme on naît mathématicien
ou poète. Ce n'est pas sur le son ou l'étendue d'une voix qu'on doit lancer
quelqu'un dans la carrière vocale. Une belle voix, évidemment, n'est pas inutile
pour chanter et peut même rendre certains services à celui qui a le génie
du chant, de même que lorsqu'on est danseuse il vaut mieux avoir de jolies
jambes. Mais c'est tout, et il ne faut pas accorder à la beauté de la voix
une importance qu'elle n'a pas. Je sais bien que certaines personnes déclarent
être profondément impressionnées par le seul son d'une belle voix et sentent
tout leur corps " et transir et brûler" dès que M. Caruso appuie un peu
longuement sur un la dièse... J'ai peur qu'elles ne se rendent pas compte
de ce qu'il y a de pathologique dans leur cas et d'inconvenant dans leur aveu."
15. Sic. Il s'agit de Pierre Lafitte (1872-1938), fondateur des revues Fémina, Musica, Je sais tout, la
Vie au Grand Air, Fermes et Châteaux, L'Art et les
Artistes, membre de six cercles. Q. E-V 1908, p.
267.
16. Nozière,
pseudonyme sous lequel Fernand Weyl (1874-1931) faisait la critique dramatique
du Gil Blas. Il signait
Guy Launay dans Le Matin. Il écrivait aussi des pièces de théâtre. Il collaborait
aussi au Temps. Il avait épousé Mlle Kahn. Q. E-V
1908, p. 486. Ce que Proust affirme semble être exact. Le Tout-Paris
de 1908, p. 443, donne pour Mme Nozière l'adresse
: rue d'Offémont, 22 (XVIle).
A la page 602, je trouve : " WEYL [NOZIERE] (Fernand), homme de lettres, boul.
Pereire, 76 (XVIII). " Le Tout-Paris de 1909, p.
450, indique : " NOZIERE (M. et Mme), rue des Mathurins, 13 bis (IXe). "