Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Le samedi soir 3 octobre 1908]
1
Mon petit Funinels
J'ai eu le cœur serré quand j'ai lu dans
les journaux les nouvelles inquiétantes sur Sarah 2, et le cœur vraiment "
desserré " quand j'ai appris que c'était une fausse nouvelle, qu'elle allait
très bien et avait télégraphié à son fils 3. J'avais tout de suite entrevu la
possibilité d'un tellement grand chagrin pour mon Buncht, et de sa grande amitié
ôtée à son avenir, que j'étais brisé. Et en apprenant que tout cela était faux,
je suis bien ému, et je remercie bien le bon Dieu de vous garder cette amie
admirable qui vous aime et vous comprend et qui sait plaire à votre cœur mélancolique
et difficile. Qu'elle vive jusqu'à l'extrême vieillesse, et continue à détacher
de sa gloire et de son arrière saison le " rayon jaune et doux 4 " que
vous aimez goûter.
Hasdieu mon Buncht
je suis rentré si malade que je ne sais quand je pourrai vous boir
et ne crois pas me lesver, mais avec la douceur de
ce chagrin épargné au cœur qui m'est le plus cher, et de votre bonheur (j'appelle
ainsi le faisceau de vos tristesses supportables) respecté. Pour la joie de
la mauvaise nouvelle démentie, double ration de bonsjours
au poney.
2. Le Figaro du samedi 3 octobre 1908,
p. 4, annonce, sous la rubrique Nouvelles diverses.
Un Bruit : " A trois heures du matin, à la répétition
générale de Parisiana, le bruit a couru de la mort
subite de Mme Sarah Bernhardt. "
3. Le Journal des Débats du dimanche 4
octobre 1908, publie â la page 4, en Dernière Heure : " Cette nuit, le bruit
a couru que Mme Sarah Bernhardt venait de mourir subitement à Nîmes où elle
était en tournée. [...] On dément donc cette information [...] et l'on déclare
que Mme Sarah Bernhardt [...] jouera ce soir au théâtre municipal de Cette.
C'est sans doute cette notice-là, parue
le samedi soir 3, que Proust venait de lire. Le lendemain matin, Le Figaro publia,
p. 5, un télégramme envoyé de Nîmes le 3 octobre à Serge Basset où Sarah Bernhardt
affirmait : " L'époque de la chasse invite toujours quelque farceur à lancer
un canard, même sauvage. Voulez-vous couper les ailes à celui qui m'annonce
si malade que je suis morte? Je vais très bien, je n'ai pas le temps de penser
à être malade. [...] "
4. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Chant
d'automne, dernier vers de la dernière strophe :