Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VIII-123

[Le samedi soir 3 octobre 1908] 1

 

 

Mon petit Funinels

 

 

J'ai eu le cœur serré quand j'ai lu dans les journaux les nouvelles inquiétantes sur Sarah 2, et le cœur vraiment " desserré " quand j'ai appris que c'était une fausse nouvelle, qu'elle allait très bien et avait télégraphié à son fils 3. J'avais tout de suite entrevu la possibilité d'un tellement grand chagrin pour mon Buncht, et de sa grande amitié ôtée à son avenir, que j'étais brisé. Et en apprenant que tout cela était faux, je suis bien ému, et je remercie bien le bon Dieu de vous garder cette amie admirable qui vous aime et vous comprend et qui sait plaire à votre cœur mélancolique et difficile. Qu'elle vive jusqu'à l'extrême vieillesse, et continue à détacher de sa gloire et de son arrière saison le " rayon jaune et doux 4 " que vous aimez goûter.

Hasdieu mon Buncht je suis rentré si malade que je ne sais quand je pourrai vous boir et ne crois pas me lesver, mais avec la douceur de ce chagrin épargné au cœur qui m'est le plus cher, et de votre bonheur (j'appelle ainsi le faisceau de vos tristesses supportables) respecté. Pour la joie de la mauvaise nouvelle démentie, double ration de bonsjours au poney.

Birnibouls.


1. Hahn 157-158 (n°CIII). Le papier de l'original est de petit deuil à filigrane " ISLAND MILL ". L'allusion à " la mauvaise nouvelle démentie " semble situer cette lettre au samedi soir 3 octobre 1908 : voir les notes 2 et 3 ci-après. Cf. l'allusion au retour de Cabourg.

2. Le Figaro du samedi 3 octobre 1908, p. 4, annonce, sous la rubrique Nouvelles diverses. Un Bruit : " A trois heures du matin, à la répétition générale de Parisiana, le bruit a couru de la mort subite de Mme Sarah Bernhardt. "

3. Le Journal des Débats du dimanche 4 octobre 1908, publie â la page 4, en Dernière Heure : " Cette nuit, le bruit a couru que Mme Sarah Bernhardt venait de mourir subitement à Nîmes où elle était en tournée. [...] On dément donc cette information [...] et l'on déclare que Mme Sarah Bernhardt [...] jouera ce soir au théâtre municipal de Cette.
"M. Maurice Bernhardt a, au surplus, reçu de sa mère un télégramme très rassurant. "

C'est sans doute cette notice-là, parue le samedi soir 3, que Proust venait de lire. Le lendemain matin, Le Figaro publia, p. 5, un télégramme envoyé de Nîmes le 3 octobre à Serge Basset où Sarah Bernhardt affirmait : " L'époque de la chasse invite toujours quelque farceur à lancer un canard, même sauvage. Voulez-vous couper les ailes à celui qui m'annonce si malade que je suis morte? Je vais très bien, je n'ai pas le temps de penser à être malade. [...] "

4. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Chant d'automne, dernier vers de la dernière strophe :

Courte tâche ! La tombe attend; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,
De l'arrière-saison le rayon jaune et doux !