Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VIII-136

[Versailles, le samedi 24 octobre 1908] 1

 

 

Mon petit Bugnibuls,

 

Je ne suis pas hinsgrat pour Lambert, si je ne vous hescris pas 2. Je ne peux vous dire le plaisir que cela m'a fait, le service que cela me rend, et combien je me rends compte que c'était un service très embêtant à demander pour vous. Je vous aurais hescrit tout de suite mais j'ai été pas bien, genstil. Mais j'ai beaucoup, grande reconnaissance, mon Buncht, et vous remercie mille et mille fois. Trop buninuls.

A l'heure qu'il est mon esprit subtil que le roulis caresse voyage entre les mines d'or d'Australie et le chemin de fer du Tanganyka et se posera sur quelque mine d'or qui j'espère méritera vraiment son nom 3.

Bunibuls je ne puis vous hescrire ce soir ayant à trabouler. Et pourtant combien de sujets y aurait-il à traiter avec Bunibuls, puisque je peux dire de nous deux comme Ruskin disait de Carlyle " qu'il était desormais en Angleterre la seule personne avec qui il pût s'entendre pour la louange et pour le blâme 4. " Et que de choses à dire chaque jour à ma chère oreille (vous Buncht) et à écouter de ma chère bouche (vous encore Buncht) relativement à tout ce qui se fait se dit et s'écrit, dans une telle confusion des genres et des qualités qu'il était impossible dans un article signé B., l'autre jour, sur une matinée de Me de Béarn, de discerner s'il était de Beaunier ou de Madame de Béarn elle-même 5. Certaines choses rappelant " selon une coutume très antique " m'inclinent à cette dernière supposition. Il est vrai qu'une lettre de Me Raunay, le lendemain, ne laissait pas le même doute et que son époux n'y avait certainement pas collaboré 6. Quant à Fauré je ne sais pas s'il est sincère dans tout ce qu'il dit, mais on est [un] peu effaré de voir qu'après avoir parlé de Wagner (article sur le Crépuscule des Dieux) comme un " Titan " il donne exactement les mêmes éloges à Serge Basset, à Broussan etc. etc. 7. Il est vrai que me rappelant certaines choses qu'il m'a dites sur Wagner, le fait de parler sur le même ton de Basset 8 et de Broussan 9 (et - - - - - - de Messager 10 -- valneycharlisme 11) n'implique peut'être pas une extrême - - admiration (valneycharlississime).

Binibuls.

Tendresses

B.

(qui n'est hélas ni Beaunier ni Béarn, mais votre Buninuls

Dix bons jours   Dix mille bons jours

 


1. Hahn 162-164 (n° CIV). Le papier de l'original est de petit deuil à filigrane " ISLAND MILL ". Proust semble avoir écrit cette lettre le samedi 24 octobre 1908 ou peu de jours après allusion à l'article de Fauré sur le Crépuscule des dieux (note 7 ci-après). Cf. les allusions à l'article sur une matinée de Mme de Béarn (note 5), à une lettre de Mme Raunay (note 6). Voir aussi les notes 2 et 3.

2. Proust aura prié le destinataire de demander des conseils financiers au baron Léon Lambert. Voir à ce sujet la lettre 131 à Louis d'Albufera ci-dessus.

3. Cf. la lettre 139 à Mme Straus ci-après, où Proust demande des renseignements sur des actions de Bourse, dont celles qui sont nommées ici.

4. Allusion à Fors clavigera, volume IV, lettre 37 (Janvier 1874), § 10. Voir The Works of John Ruskin (Library Edition), volume XXVIII, London, 1907, p, 22.

5. Allusion à un article paru dans Le Figaro du 16 octobre 1908, p. 2, sous le titre Une fête de musique et la signature B : " La comtesse René de Béarn avait convié hier quelques privilégiés à une séance musicale d'un rare intérêt artistique. On sait que son salon musical compte parmi les plus importants de Paris, non seulement par le nom de celle qui préside à ses destinées, mais aussi par le goût rare des programmes qui y sont exécutés.

" Dans la belle salle byzantine que baigne une lumière diffuse propice à la méditation, on n'a jamais entendu qu'une sorte de musique, celle qui se réclame des ambitions les plus nobles et des pensées les plus élevées.

" Ici la demeure a été édifiée, ornée par l'art, et la musique y a trouvé toujours le plus sûr, le plus pieux asile. Hier, le programme, en grande partie du moins, s'harmonisait avec les grâces toutes françaises des marbres du jardin, avec ses ombres tendres et élégantes.[...] "

6. Allusion au Figaro du 21 octobre 1908, p. 6, Courrier Musical " Mme Jeanne Raunay, l'éminente cantatrice, vient d'adresser à M. Barrau, la lettre suivante : " Cher Monsieur, Je serai très heureuse de chanter aux deux premières séances de vos belles  'Soirées d'Art'. C'est une occasion précieuse, que je saisis avec joie, de donner intégralement ces deux admirables poèmes de Schumann : la Vie et l'Amour d'une femme, que je chanterai pour la première fois, et l'Amour du poète. Ces deux œuvres si nobles et si touchantes, résument toute l'infinie variété des sentiments humains; vous ne pouviez pas choisir mieux pour célébrer dignement le génie de Schumann et je vous remercie de m'avoir demandé de les interpréter.[.] " Mme Raunay, née Jeanne Richomme (1869-19 7), mariée en premières noces avec le docteur Albert Filleau, décédé; elle venait d'épouser André Beaunier le 17 février 1908.

7. Allusion au compte rendu, par Gabriel Fauré, de la première représentation intégrale du Crépuscule des dieux, de Wagner, à l'Opéra, paru dans Le Figaro du samedi 24 octobre 1908, p. 6, sous la rubrique Les Théâtres. On y lit notamment : " Non, la soirée d'hier restera mémorable tout simplement en raison du prodigieux chef-d'œuvre qu'on y représenta, et aussi en raison d'une représentation plus que remarquable, hors ligne, et dont l'essentielle qualité, qu'il faut d'autant plus louer qu'elle se rencontre plus rarement, fut l'unité, l'harmonie totale.

" Ce résultat presque miraculeux, on le doit à l'initiative de M. André Messager qui, avec son autorité de grand musicien, avec l'autorité qu'il tient de la plus profonde, de la plus intelligente connaissance des œuvres de Wagner, enfin avec son autorité de directeur de l'Opéra, a pris l'entière direction du Crépuscule des dieux et a pu ainsi communiquer et imposer à tous les interprètes, chanteurs ou instrumentistes, aux plus grands comme aux plus humbles, sa pensée et sa volonté. " Fauré fait ensuite la louange de Broussan (note 9 ci-après) pour la mise en scène, de Basset (note 8) et des artistes.

8. Serge Basset, pseudonyme de Pierre Chapoton (1865-1917), ancien professeur de rhétorique devenu journaliste et auteur dramatique, qui faisait du grand reportage et tenait la rubrique du Courrier des Théâtres au Figaro. Il avait d'abord collaboré au National, au Gil Blas et au Matin.

9. Louis Broussan (1861-19..), codirecteur de l'Opéra.

10. André-Charles-Prosper Messager (1853-1929), compositeur de musique, codirecteur de l'Opéra pour la musique, avec Carré de 1898 à 1903, avec Broussan de 1908 à 1914. Il avait été chef d'orchestre et directeur de la musique à l'Opéra-Comique et à Covent Garden, Londres,

11. Mot inventé signifiant : moquerie, ironie. - Etymologie inconnue.