Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Versailles, le samedi 24 octobre
1908] 1
Mon petit Bugnibuls,
Je ne suis pas hinsgrat
pour Lambert, si je ne vous hescris pas 2. Je ne peux
vous dire le plaisir que cela m'a fait, le service que cela me rend, et combien
je me rends compte que c'était un service très embêtant à demander pour vous.
Je vous aurais hescrit tout de suite mais j'ai été pas bien, genstil. Mais
j'ai beaucoup, grande reconnaissance, mon Buncht, et vous remercie mille et
mille fois. Trop buninuls.
A l'heure qu'il est mon esprit subtil
que le roulis caresse voyage entre les mines d'or d'Australie et le chemin de
fer du Tanganyka et se posera sur quelque mine d'or
qui j'espère méritera vraiment son nom 3.
Bunibuls je ne
puis vous hescrire ce soir ayant à trabouler. Et
pourtant combien de sujets y aurait-il à traiter avec Bunibuls,
puisque je peux dire de nous deux comme Ruskin disait de Carlyle " qu'il était desormais en Angleterre la seule personne avec qui il pût s'entendre pour la louange et pour le blâme 4. " Et que
de choses à dire chaque jour à ma chère oreille (vous Buncht) et à écouter de
ma chère bouche (vous encore Buncht) relativement à tout ce qui se fait se
dit et s'écrit, dans une telle confusion des genres et des qualités qu'il était
impossible dans un article signé B., l'autre jour, sur une matinée de Me de
Béarn, de discerner s'il était de Beaunier ou de
Madame de Béarn elle-même 5. Certaines choses rappelant " selon une coutume
très antique " m'inclinent à cette dernière supposition. Il est vrai qu'une
lettre de Me Raunay, le lendemain, ne laissait pas
le même doute et que son époux n'y avait certainement pas collaboré 6. Quant à Fauré je ne sais pas s'il est sincère dans tout ce qu'il dit, mais
on est [un] peu effaré de voir qu'après avoir parlé de Wagner (article sur le
Crépuscule des Dieux) comme un " Titan " il donne exactement les mêmes éloges
à Serge Basset, à Broussan etc. etc. 7. Il est vrai
que me rappelant certaines choses qu'il m'a dites sur Wagner, le fait de parler
sur le même ton de Basset 8 et de Broussan 9 (et -
- - - - - de Messager 10 -- valneycharlisme 11) n'implique
peut'être pas une extrême - - admiration (valneycharlississime).
Tendresses
(qui n'est hélas
ni Beaunier ni Béarn, mais votre Buninuls
Dix bons jours Dix mille bons jours
1. Hahn 162-164 (n° CIV). Le papier de
l'original est de petit deuil à filigrane " ISLAND MILL ". Proust semble
avoir écrit cette lettre le samedi 24 octobre 1908 ou peu de jours après allusion
à l'article de Fauré sur le Crépuscule des dieux (note 7 ci-après). Cf. les
allusions à l'article sur une matinée de Mme de Béarn (note 5), à une lettre
de Mme Raunay (note 6). Voir aussi les notes 2 et
3.
2. Proust aura prié le destinataire de
demander des conseils financiers au baron Léon Lambert. Voir à ce sujet la lettre
131 à Louis d'Albufera ci-dessus.
3. Cf. la lettre 139 à Mme Straus ci-après,
où Proust demande des renseignements sur des actions de Bourse, dont celles
qui sont nommées ici.
4. Allusion à Fors clavigera,
volume IV, lettre 37 (Janvier 1874), § 10. Voir The Works of John Ruskin (Library Edition), volume XXVIII,
London, 1907, p, 22.
5. Allusion à un article paru dans Le
Figaro du 16 octobre 1908, p. 2, sous le titre Une fête de musique et la signature
B : " La comtesse René de Béarn avait convié hier quelques privilégiés
à une séance musicale d'un rare intérêt artistique. On sait que son salon musical
compte parmi les plus importants de Paris, non seulement par le nom de celle
qui préside à ses destinées, mais aussi par le goût rare des programmes qui
y sont exécutés.
" Dans la belle salle byzantine que baigne
une lumière diffuse propice à la méditation, on n'a jamais entendu qu'une sorte
de musique, celle qui se réclame des ambitions les plus nobles et des pensées
les plus élevées.
" Ici la demeure a été édifiée, ornée
par l'art, et la musique y a trouvé toujours le plus sûr, le plus pieux asile.
Hier, le programme, en grande partie du moins, s'harmonisait avec les grâces
toutes françaises des marbres du jardin, avec ses ombres tendres et élégantes.[...] "
6. Allusion au Figaro du 21 octobre 1908,
p. 6, Courrier Musical " Mme Jeanne Raunay, l'éminente
cantatrice, vient d'adresser à M. Barrau, la lettre
suivante : " Cher Monsieur, Je serai très heureuse de chanter aux deux premières
séances de vos belles 'Soirées d'Art'.
C'est une occasion précieuse, que je saisis avec joie, de donner intégralement
ces deux admirables poèmes de Schumann : la Vie et l'Amour d'une femme, que
je chanterai pour la première fois, et l'Amour du poète. Ces deux œuvres si
nobles et si touchantes, résument toute l'infinie variété des sentiments humains;
vous ne pouviez pas choisir mieux pour célébrer dignement le génie de Schumann
et je vous remercie de m'avoir demandé de les interpréter.[.] " Mme Raunay, née Jeanne Richomme (1869-19 7), mariée en premières noces avec le docteur
Albert Filleau, décédé; elle venait d'épouser André
Beaunier le 17 février 1908.
7. Allusion au compte rendu, par Gabriel
Fauré, de la première représentation intégrale du Crépuscule des dieux, de Wagner,
à l'Opéra, paru dans Le Figaro du samedi 24 octobre 1908, p. 6, sous la rubrique
Les Théâtres. On y lit notamment : " Non, la soirée d'hier restera mémorable
tout simplement en raison du prodigieux chef-d'œuvre qu'on y représenta, et
aussi en raison d'une représentation plus que remarquable, hors ligne, et dont
l'essentielle qualité, qu'il faut d'autant plus louer qu'elle se rencontre
plus rarement, fut l'unité, l'harmonie totale.
" Ce résultat presque miraculeux,
on le doit à l'initiative de M. André Messager qui, avec son autorité de grand
musicien, avec l'autorité qu'il tient de la plus profonde, de la plus intelligente
connaissance des œuvres de Wagner, enfin avec son autorité de directeur de
l'Opéra, a pris l'entière direction du Crépuscule des dieux et a pu ainsi communiquer
et imposer à tous les interprètes, chanteurs ou instrumentistes, aux plus grands
comme aux plus humbles, sa pensée et sa volonté. " Fauré fait ensuite la louange
de Broussan (note 9 ci-après) pour la mise en scène,
de Basset (note 8) et des artistes.
8. Serge Basset, pseudonyme de Pierre
Chapoton (1865-1917), ancien professeur de rhétorique devenu
journaliste et auteur dramatique, qui faisait du grand reportage et tenait
la rubrique du Courrier des Théâtres au Figaro. Il avait d'abord collaboré au
National, au Gil Blas et
au Matin.
9. Louis Broussan
(1861-19..), codirecteur de l'Opéra.
10. André-Charles-Prosper
Messager (1853-1929), compositeur de musique, codirecteur de l'Opéra pour la
musique, avec Carré de 1898 à 1903, avec Broussan
de 1908 à 1914. Il avait été chef d'orchestre et directeur de la musique à l'Opéra-Comique et à Covent Garden,
Londres,
11. Mot inventé signifiant : moquerie,
ironie. - Etymologie inconnue.