Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VIII-163

Renaldo Hahn A Robert de Montesquiou

 

 

[Vers la fin de novembre 1908] 1

 

Cher Monsieur,

 

Je suis bien en retard avec vous. Votre charmante et flatteuse lettre demandait un renseignement immédiat 2. Mais je voulais prendre le temps de " tourner " et j'ai, malgré moi, dû laisser passer les jours. Tant et si mal, que je me résigne maintenant à vous dire sans élégance mais avec toute ma sincérité que vos assurances d'amitié renouvelées m'ont touché au bon endroit du cœur et que je vous en suis reconnaissant comme je le dois.

La petite scène en question se passait à Versailles après la récitation de vos vers par Mlle... au fait, qui était-ce donc? Je ne me souviens plus que des vers qui m'avaient frappé et charmé. Je m'étais même élancé pour vous le dire mais une dame emplumée, Madame de W. 3 je crois, ayant émergé à ce moment, mon compliment s'est cassé le nez dans votre dos. Pour une des rares fois que je trouvais dans l'année l'occasion d'en faire un sincère, il me parut que je n'avais pas de chance. Voilà toute l'affaire. Je n'en fus nullement froissé mais bien un peu contrasté, et je suis très heureux de pouvoir vous dire qu'il n'y avait dans votre volti subito, comme nous disons, aucune intention inamicale à mon égard.

Le reproche dont vous me comblez, " de ne pas vous aimer 4 " est, cette histoire le prouve, injustifié. Ils sont innombrables, les gens dont le demi-tour m'aurait enivré de joie en me débarrassant à tout jamais d'eux, de leur ennui et de leur sottise. J'ai saisi la première occasion de vous glisser le petit grief purement affectueux que je m'étais laissé aller à ressentir contre vous et vous voilà convaincu j'espère, du peu de justesse et de justice de ce que vous aviez dit à Marcel.

Votre dévoué et affectionné

Reynaldo Hahn.

 

P. S. Je trouve que voilà assez longtemps que vous me dites " cher Monsieur " et que je suis digne désormais du cher ami 5.

Autre P. S. - Je renonce pour le moment à un graphisme convenable; je suis fatigué et nerveux. Mais je m'observerai.

 


 

1. Coll. B.N. Fonds Montesquiou n.a.f. 15 257 ff, 150-152 verso. La réponse à cette lettre, dont l'original appartient au Fonds Proust de l'Université de l'Illinois, porte la date, de la main de Montesquiou : 1er Décembre 08. Il semble, par conséquent, que cette lettre ait été écrite vers la fin de novembre 1908.

2. Allusion à une lettre de Montesquiou dont le dernier feuillet a été conservé. Voir à ce sujet la note 4 ci-après.

3. Il s'agit d'une fête de charité organisée par Robert d'Humières, laquelle eut lien à Versailles le lundi 15 juin 1908, fête où Mlle Véra Sergine récita des vers de Robert de Montesquiou, et où Reynaldo Hahn chanta, accompagné par Fauré. La " dame emplumée " devait être une baronne de Waldner. Le compte rendu de cette fête paru dans Le Figaro du 16 juin 1908 fait mention du baron de Waldner parmi les personnes qui y ont assisté, sans l'identifier plus précisément. Le Tout-Paris de 1908 indique trois personnes du nom de baronne de Waldner.

4. Reynaldo Hahn répond ici, semble-t-il, à une lettre de Montesquiou dont l'Université de l'Illinois possède le dernier feuillet seulement. On y lit : "Il n'y a pas longtemps que je disais à notre Marcel en parlant de vous : " Je crois bien qu'il m'apprécie, mais il ne m'aime pas. " "

5. Voir à ce propos la lettre 165 ci-après.