Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Pavillon des Muses. 1er Décembre
08 1
Mon cher " Ami ",
Merci pour votre charmante lettre, et
ses précieuses assurances. Elle m'apporte une nouvelle preuve de l'utilité de l'Explication entre personnes valables 2. - Le contraire même parfois jusqu'à l'ossification, de simples indurations sentimentales.
Je m'explique, à mon tour.
Je me suis parfaitement souvenu de la
petite scène que vous m'avez rappelée. Or, figurez-vous que j'étais moi-même,
déjà, sinon froissé, du moins peiné de ce que vous ne m'ayez pas directement
avisé d'une manifestation si spéciale, de votre talent que j'aime; en un mot,
d'être là pour moi (pour ne pas sembler méconnaître l'amabilité de d'Humières qui faisait réciter de mes vers) au lieu d'y être
pour vous entendre, comme je l'aurais désiré 3. - C'est pour cela que je ne
suis pas resté en dépit des instances de mon compagnon, que mon entêtement
a pareillement privé de vous écouter...
Voilà les méfaits de l'orgueil! - Mais,
s'il était autrement, il ne serait pas l'orgueil... et alors... (c'est égal, combien de circonstances revêtent ainsi un aspect
sans rapport avec le ton qui les peint, et le trait qui les dessine!) N'en
voilà pas moins une étape franchie; mais que de temps perdu!
Quant à moi, je vous ai toujours admiré,
avec la sincérité qui me caractérise (oserai-je ajouter : le goût?.) du premier soir où je vous ai applaudi, un jour que l'on
inaugurait de mes Chauves-Souris chez Madame Lemaire... 4 qu'il y a donc longtemps! - Le difficile est de paraître n'en pas tenir compte.
Depuis, je n'ai cessé de vous apprécier.
Je vous en ai donné la preuve, en publiant
votre lettre, dans mon Essai sur Versailles 5.
Mais, en joignant, à mon Livre d'Amitié,
votre lettre d'Amitié 6, j'ai entendu faire davantage : donner au monde, comme
vous me l'aviez donnée à moi-même, la mesure du grand cœur qu'il y a dans votre
brillant esprit.
En foi de quoi, je suis heureux de signer
ici :
Votre admirateur
affectionné,
Robert de Montesquiou.
1. Coll. U. III.
La date est inscrite à la fin de l'original; en tête de la première page sont
figurées quatre chauves-souris volant devant la lune
2. Réponse à la lettre 163 ci-dessus.
Voir la note 4 de la lettre en question.
3. Cf. la lettre 163 ci-dessus à propos
de la " petite scène,> en question ici.
4. Il semble que le Comte confonde ici
la soirée du 13 avril 1893, où Mlle Bartet récita
des poèmes tirés des Chauves-Souris chez Mme Lemaire,
mais où il ne semble pas être question de Reynaldo Hahn, et la soirée du 29
mai 1895, où Mme Lemaire offrit à ses invités une audition des œuvres que Reynaldo
Hahn avait composées sur les Portraits de Peintres de Proust. Voir Cor, I, note
2 de la lettre 75, et note 2 de la lettre 244.
5. Publication non identifiée.
6. Allusion à la lettre que Reynaldo Hahn
adressa à Montesquiou lors de la mort d'Yturri, lettre reproduite dans Le Chancelier
de Fleurs, chapitre x, Le Cortège, page 234.