Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

IX-86

[Cabourg, peu après le 25 août 1909] 1

Mon petit Bunibuls

Tu n'écris pas extrêmement à ton Binibuls. Mais comme il est phastigué il ne t'écrira pas et pas. Et lui 2 n'écris pas, c'est assommant d'écrire.

J'ai été l'autre jour entendre un acte de Werther 3 et malgré l'immense infériorité de cette musique par rapport à celle de mon Buncht, je me disais tout de même que ces œuvres bien écrites, bien préparées, bien assaisonnées exciteront toujours l'appétit, comme je l'ai témoigné en allant l'entendre quoique malade, comme Voltaire, comme France, comme d'autres que vous me contesteriez, comme Reynaldo d'autre part qui a infiniment d'autres mérites que Massenet mais dont aussi la moindre musique est sapide, mangeable. A côté de cela toute l'autre musique est du caca et me fait fuir.

Ce soir j'ai demandé aux tziganes s'ils savent quelque chose de Buncht et quand ils ont commencé Rêverie 4 je me suis [mis] à pleurer en pensant à mon Bunibuls 5 dans la grande salle à manger vide entouré de vingt garçons consternés qui ont pris un air de circonstance! Le maître d'hôtel ne sachant comment me témoigner sa commisération est allé me chercher un rince-bouche.

J'ai paru musicien au Docteur Roussy 6 (plus distingué que Griffon 7 et Lubet-Barbon 8) en disant, d'un air qu'on jouait, que cela ressemblait à l'Ouverture de Carmen. C'était celle de Patrie 9. Qu'est-ce que c'est que le chef d'orchestre Firance 10. Vaut-il mieux ou moins bien que Vizentini 11.

Ulrich 12 est ici, sans que je puisse cependant dire,

Ulrich ton œil des mers sondables profondeurs 13,

comme Musset à ce Guttinguer qui habitait près d'ici. Voir Léon Séché 14

Adieu Reynaldo et bonsjours

Marcel.

On appelle la Baronne Maurice de R. 15 " Mouton Rothschild " et Me de Maupeou 16 la Veuve Joyeuse 17. Médiocre.

Quel joli mot de Talleyrand : " Il faudrait être un bien portant imaginaire 18.

J'espère que votre Maman est bien et tous et tous.

    

1. Hahn 175-176 (n° CXV), texte tronqué. L'allusion à un acte de Werther que Proust est allé entendre " l'autre jour " semble situer cette lettre peu après le 25 août 1909. Voir la note 3 ci-après.

2. L'édition donne " Et tu... ", mais le mot semble bien être lui, ce qui fait supposer que Proust écrit par lapsus " écris " pour écrit. La phrase est ajoutée en interligne. - Le Figaro du 24 août 1909 annonce, p. 6, sous la rubrique Déplacements et Villégiatures: " M. Reynaldo Hahn, à Versailles. "

3. Werther, drame lyrique en quatre actes, livret d'Éd. Blau, P. Milliet et Hartmann, musique de Massenet (1893). L'Écho des Plages annonce, sous Villers-sur-Mer : " Mercredi 25 août 1909, à 9 heures, soirée de gala, " Scènes de Werther, Mlles Ferréol et Ramelli. " Werther ne figure sur aucun programme de la période en question à Cabourg.

4. Mélodie du destinataire. Voir Cor, IV, 248, note 8.

5. Ms: en pensant à mon Bunibuls, mots ajoutés en interligne.

6. Gustave-Samuel Roussy (1874-1948), chef des travaux de laboratoire de l'École pratique des Hautes Études. Il avait épousé en 1907 Marguerite Thomson, la fille d'une cousine germaine de Marcel Proust. Voir Cor, VI, 263, note 10.

7. Le docteur Vincent Griffon. Voir Cor, VI, 178, note 11.

8. Pierre-Madeleine-Thomas-Fernand Lubet-Barbon (1857- ?), spécialiste des maladies du larynx, de la gorge et du nez. Proust lui adressa en 1906 un exemplaire de Sésame et les lys portant l'envoi autographe " Hommage de reconnaissance ".

9. Il s'agit de l'ouverture que Bizet composa pour le drame de Victorien Sardou, Patrie! (1869), et qui fut donnée aux concerts Pasdeloup le 15 février 1874. Carmen eut sa première représentation à l'Opéra-Comique le 3 mars 1875. Alexandre-César-Léopold, dit Georges Bizet (1838-1875), comme l'on sait, fut le premier mari de Mme Émile Straus.

10. Firance ou Firancel? Nous ne trouvons aucun chef d'orchestre de ce nom.

11. Il s'agit sans doute de Louis-Albert Vizentini (1841-1906), chef d'orchestre de théâtre à Londres et à Paris depuis 1866. Il dirigea l'orchestre à l'Opéra de Lyon, puis à l'Opéra-Comique. Il composa des opérettes. - Oscar Thompson, International Cyclopedia of Music and Musicians, New York, 1943, p. 1989.

12. Ulrich, quand il ne trouve pas de travail, sert parfois de secrétaire à Proust. Voir Cor, VI, 190, note 18.

13. Cf. Alfred de Musset, A Ulric Gultinguer (Juillet 1829)

Ulrich, nul œil des mers n'a mesuré l'abîme,
Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots.
Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
Comme un soldat vaincu brise ses javelots.
 Ainsi, nul œil, Ulric, n'a pénétré les ondes
De tes douleurs sans borne, ange du ciel tombé [...]

œuvres complètes, tome premier, Paris, 1866, p. 110.

14. Ulric Guttinguer (1785-1866), poète et romancier, avait un chalet à Saint-Gatien-les-Bois, près d'Honfleur. Voir Léon Séché, Alfred de Musset L L'Homme et l'œuvre. - Les Camarades (Documents inédits). Paris, Société du Mercure de France, 1907, pp. 133-145.

15. Baronne Maurice de Rothschild, née Noémie Halphen (1888­19 ?), qui s'était mariée le 12 janvier 1909 avec le baron Maurice-Charles de Rothschild (1881-1957).

16. Voir Cor, VII, 268, note 7. Notons que la comtesse de Maupeou est citée " parmi le public d'élite " qui avait assisté à une représentation donnée au Théâtre de la Nature de Cabourg, dans Le Figaro du 25 août 1909, p. 2.

17. Allusion à La Veuve joyeuse, opérette en trois actes de Victor Léon et Léon Stein, d'après l'Attaché d'ambassade, de Meilhac, avec musique de Franz Lehar (1870-1948). Cette opérette avait déjà eu un succès mondial, ayant été représentée plus de dix-huit mille fois en Allemagne, en Angleterre et ailleurs avant qu'on l'ait donnée à Paris. On la joua à Paris au théâtre de l'Apollo, à partir du 28 avril, dans une réadaptation par Robert de Flers et Gaston de Caillavet. La millième représentation eut lieu au théâtre de l'Apollo le 16 janvier 1914. Le clou de l'opérette était une valse tendrement lascive dansée par un couple amoureux, décidé à ne pas dépasser les bornes d'un flirt élégant, enlacé pourtant, les yeux dans les yeux, les lèvres près des lèvres, se balançant avec une voluptueuse lenteur au son d'une musique douce, prenante, exquise. Edmond Stoullig, Les Annales du théâtre et de la musique, 35, p. 450.

18. C'est sur ce même mot de Talleyrand que le docteur Du Boulbon achève la consultation qu'il donne â la grand-mère du narrateur lors de sa dernière maladie: " Ne me dites pas que vous êtes fatiguée. La fatigue est la réalisation organique d'une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver â tout le monde, ce sera comme si vous ne l'aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. " Le Côté de Guermantes, II, 306-307.