Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Le vendredi 26 novembre 1909] 1
Vincht
Hier les aimables frères 2 (les émules de ce qu'un précis de littérature que je possède appelle les frères qui marquèrent dans l'art d'écrire : les frères Pline! les frères Corneille, les frères Racine! les frères Chénier) 3 m'envoyèrent un mot déclarant ne pouvoir me lire, et préférant poursuivre à la sténographie 4. Aussi malgré l'état où j'étais les fis-je quérir. Ils (il) partit de chez moi à deux heures et demie. Ensuite je travaillai seul à redémolir ce qui était fait. Et sur mon cœur fatigué de cette absence de repos, voilà le brouillard qui prend 5, il est presque trois heures de l'après-midi et une crise semble commencer. Tout cela pour vous dire qu'il me semble prudent que vous téléphoniez avant de venir.
D'autre part les brillants dioscures de la sténographie ne peuvent me remettre la fin (du début du premier chapitre 6, déjà deux fois long comme le nouveau volume de M° Daudet) 7 que Jeudi au plus tôt alors que c'était promis pour Jeudi dernier, je ne pourrais quand même vous livrer la fin avant 8 donc ne [vous] desrangez pas pour moi. D'autant plus que si j'ai une grande crise et le cœur absolument démoli, je sais le danger qu'il y aurait à passer outre et à vous recevoir si tôt. Mais peut'être ma crise va se calmer d'ici ce soir. Mais crains et crains. Tristch parce que c'est la première fois depuis un mois que je me sens si mal.
Bonsoirs binibuls 9.
J'ai écrit aux Veaux 10 que vous assisteriez Samedi à la Représentation 11(comme le roi Manuel 12 ou les étudiants moldaves) et ils doivent être à l'heure qu'il est bouffis d'orgueil! Ne faites aucune commission à Coco 13.
Turner Vue de Lincoln (bensonge) 14
1. Hahn 180-181 (n° CXIX). Cette lettre doit dater du vendredi 26 novembre 1909: allusions au " nouveau livre de M° Daudet " (note 7 ci-après), à la présence attendue du roi Manuel à la représentation du " Samedi " prochain (notes 11 et 12), au " brouillard qui prend " (note 5).
2. Allusion, peut-être, à l'expression employée par Sainte-Beuve à l'égard des frères Goncourt. Voir Nouveaux lundis, IV, p. 2. - C'est une des premières citations de Sainte-Beuve que Proust note dans son petit carnet. Voir Le Carnet de 1908, p. 66, f. 14 verso, et la note 126.
3. Proust souligne, sachant que Pline le Jeune (Caïus Caecilius Secundus) - un des héros de Proust lorsqu'il avait quinze ans - était le neveu et non le frère de Pline l'Ancien, autre écrivain romain du 1°' siècle. Ce dernier mourut suffoqué, en l'an 79, pour s'être approché trop près du Vésuve qu'il voulait observer en éruption. - Louis Racine (1692-1763) était le fils et non le frère du grand auteur dramatique Jean Racine.
4. Nous ignorons l'identité des frères chargés par Proust de recopier au net le texte de son roman d'après son manuscrit. Peut-être s'agit-il soit de Fernand et Raoul Corcos, sténographes, rue Lacépède, 20, soit de Gustave, Joseph et Robert Duployé, sténographes, rue de Rivoli, 36. - P.-Hach. 1910, p. 955.
5. Le brouillard sévit à Paris à plusieurs reprises au cours de l'automne de 1909, ce qui explique en partie le mauvais état de santé de Proust. Le Figaro indique du brouillard les 22 et 30 septembre, le 20 octobre, les 8, 10 et 15 novembre. A cette dernière date, on annonce: " un brouillard d'une intensité exceptionnelle a plongé Paris dans une nuit profonde ". On parle d'une " matinée nocturne " où la Bibliothèque Nationale a fermé ses portes et où on vendait dans les rues un placard intitulé La Fin du monde. - Proust écrit apparemment le vendredi 26, journée que Le Figaro du lendemain décrit en ces termes: " Après un peu de brouillard dans la matinée, le ciel à Paris est resté couvert et le temps humide, mais relativement pas trop froid. "
6. Il s'agit du premier état du chapitre de Combray. Cf. la note 8 ci-après.
7. Mme Alphonse Daudet, qui n'avait fait publier aucun livre depuis 1906, vient de faire paraître ses Souvenirs autour d'un groupe littéraire. Paris, Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1910. Le livre est de 262 pages. La Bibliographie de la France, III° partie (feuilleton) du 19 novembre 1909, l'annonce sous la mention: Vient de paraître.
8. Il s'agit de ce qui devait correspondre alors à Combray. Reynaldo Hahn venait d'en lire les deux cents premières pages, ainsi que Proust l'affirme dans sa lettre 115 à Lauris ci-dessus.
9. Proust signe sa lettre, comme il a coutume de le faire en écrivant à Reynaldo Hahn, par un dessin figurant un profil au nez démesuré. Voir Cor, VI, 90, lettre 48, et sa note 2; cf. le fac-similé sur la page suivante.
10. Sobriquet par lequel Proust désigne les Plantevignes, comme nous l'apprenons par une lettre inédite à Lauris que nous datons du 24 avril 1910. En employant l'expression " les Veaux ", Proust s'inspire, semble-t-il, d'un article d'André Hallays où il est question de Théophile de Viau, à qui on attribuait des pièces licencieuses et sacrilèges du Parnasse satyrique de 1622: " Un an après, il fut poursuivi devant le Parlement et condamné par contumace à être brûlé vif. La veille de l'arrêt, le P. Garasse avait lancé dans le public un formidable in quarto intitulé la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, où étaient entassées calomnies, injures et invectives contre Théophile et ses disciples, ceux que le Jésuite appelait " l'école des jeunes veaux ". - Proust, qui est abonné au Journal des Débats, où il a coutume de lire le feuilleton d'André Hallays, a pu y lire l'article en question, paru le 10 juillet 1908. Cf. A. Hallays, En flânant [...] Autour de Paris, première série, Chantilly, p. 262. Cf. Cor, VIII, note 3 de la lettre 100.
11. Il s'agit évidemment de la représentation du Circuit â laquelle Proust avait invité nombre de ses amis, avec des jeunes gens qu'il rencontrait à Cabourg. Parmi ses invités figurent précisément les " Veaux " (les Plantevignes).
12. Allusion à Manuel II, roi de Portugal (1889-1932) du 1° février 1908 au 5 octobre 1910. Il devait en effet arriver à Paris pour sa première visite officielle le samedi 27 novembre 1909, à six heures du soir. Le Figaro du dimanche 28 annonce, en première page, sous l'en-tête: Le Roi de Portugal à Paris " Nous savons qu'il a pris par avance le plus grand plaisir à discuter les moindres détails de son séjour, à régler par le menu ses promenades et ses visites ainsi que le programme des spectacles auxquels il assistera presque chaque soir [...] " Le Figaro y affirme, sans doute en ayant reçu un mot d'ordre " Le Roi n'a pas quitté de la soirée ses appartements " Le Circuit. comme nous l'avons vu, est une pièce faite pour intriguer un jeune homme de dix-neuf ans. Voir ci dessus, la note 3 de la lettre 114 à Emmanuel Bibesco
13. Il s'agit de Frédéric de Madrazo Proust a dû songer à l'inviter à la représentation du Circuit, projet auquel il renonce à cause du nombre d'amis qui ont déjà accepté une invitation. Madrazo est de retour de son long voyage en Chine et au Japon depuis le mois de février. - New York Herald, 23 février 1909, p 5; Cor, VII, 328 note 5.
14. Titre du dessin que Proust ajoute en tête de la première page de sa lettre. Le peintre Turner avait fait une série de tableaux d'après les ports de l'Angleterre Le dessin de Proust esquisse sommairement des bâtiments du port et des bateaux, la ville de Lincoln ayant eu un port tant que la Witham fut navigable.