Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-69

GRAND HOTEL
CABOURG
[le lundi soir 18 juillet 1910]1

 

 

 

Mon cher Binibuls

 

Si vous voulez apprendre que votre B. est parti pour Cabourg dans un état indescriptible et n'attendant que son lit, accompagné par d'innombrables Antoine inutiles comme vous l'allez voir 2. Si vous apprenez ensuite qu'arrivé à minuit une fois à l'hôtel Nicolas s'est aperçu que Antoine avait mal fait enregistrer nos bagages qui étaient partis à une destination inconnue et qu'on nous avait en échange laissé les malles d'une dame, et qu'on avait eu la stupidité de tout mettre dans les malles et aucune chose utile dans la valise 3! qu'ainsi je n'ai pu ni me coucher, ni me déshabiller, ni rien. Qu'il a fallu passer la nuit, puis la matinée, puis la journée et la soirée ainsi, vous me plaindrez 4.

Buncht j'ai prévenu Céline que vous viendriez sans doute coucher pendant quelques jours à la maison. Il est convenu que un peu plus tard quand vos projets seront fixés, si vous ne comptez pas venir vous me le direz et je l'avertirai mais pas encore. Si d'ici là vous pouviez passer à la maison dire à Antoine de dire à Céline que vous passerez le lendemain dans l'après-midi ou le surlendemain dans l'après-midi et voir avec elle ce qu'on pourrait arranger dans la chambre comme électricité, et une autre fois encore vous annoncer pour l'après-midi ou venir sans vous annoncer, et dire que je vous ai demandé de voir avec elle où il fallait placer les tableaux pour débarrasser la salle à manger, vous me rendriez grand service, car vous la forceriez à être ainsi à la maison et à n'y pas introduire d'étrangers. Vous direz que quant à votre venue vous ne savez pas encore quand et que [vous] 5 avez autorisé à faire faire malgré cela des travaux 6 car vous ne dormez pas le jour, que d'ailleurs vous ne prendrez pas vos repas chez moi, le plus souvent, et ne demanderez à Céline que le petit déjeuner du matin et un peu de thé l'après-midi.

J'ai trouvé très bien l'article de Vaudoyer dans la Revue de Paris 7 et ayant à lui envoyer des livres lui ai écrit à ce sujet 8. Lisez-le il me paraît très, très bien.

Excusez-moi si je n'écris pas, je suis brisé et quand je ne le serai plus traboulerai, triste être parti sans vous avoir revu, très triste.

Hasmouen

Buncht.

 

Votre ami M. Pierre Mortier a écrit un article où il dit que le Lucien de Binet-Valmer restera comme Manon de l'Abbé Prévost 9 etc.10 Claude Farrère moins lyrique est cependant très élogieux 11. Quant à Deschamps il a fait dans le Temps daté dimanche un article où il dit que c'est un sujet dont on peut parler sur les bords de la Tamise et de la Spree mais non sur les bords de la Seine,

et surtout pas sur la Rive gauche (?) 12, article qui eût fait plaisir à Flaubert car il recule assez sensiblement les bornes de l'imbécillité humaine 13.

 

Bonjour.

Voilà Nicolas [qui] 14 recommence à honorer Dyonisos 15. C'est épouvantable. En causant avec Céline, ne lui en dites pas un mot mais vous pourriez lui dire évasivement que vous ne croyez pas que Nicolas va rester avec moi à Cabourg. Plus vous pourrez aller à la maison ou y envoyer des amis à vous mieux ce sera 16.

Votre article de Fémina est ravissant mais d'une méchanceté pour la Schola 17, pour Strauss 18, pour Terrasse 19, pour Adam 20! Dans le même numéro il y a dans une vue d'un grand magasin de New York le portrait de Me Lemaire 21. Je ne sais si le Duvernois qui fait le courrier des livres à Fémina 22 est le même pour qui Bonnard sollicitait un prix 23. C'est idiot sa critique.

Vous ne m'avez pas dit que vous alliez à Toulouse et je téléphonais tous les jours comme un frère orphelin. Pensez à recommander chaleureusement à Reboux le livre de Max Daireaux. Les Premières Amours d'un inutile 24.


1. Hahn 183-185 (n° CXXI). Le papier de l'hôtel porte les noms de l'hôtel et de la ville imprimés en bleu. Lettre écrite vraisemblablement le même soir que la lettre 68 à Vaudoyer, ou le lendemain. Cf. allusions à l'imbroglio des bagages (note 4 ci-après), aux articles de Vaudoyer (note 7), de Pierre Mortier (note 10), de Deschamps (note 12), du destinataire (note 17).

2. Les Antoine : il s'agit d'Antoine Bertholhomme, de sa femme et de son fils. Antoine avait été un garçon de ferme à Fouesnant quand André Bénac lui trouva du travail à la gare Saint-Lazare. Il était devenu le concierge de l'immeuble de Louis Weil au 102 du boulevard Haussmann, où il continua dans le même emploi tant que Marcel Proust y resta. On appelait Louise Bertholhomme, sa femme, " Mme Antoine ". Leur fils s'appelait du même nom que son père.

3. Ms : cette partie de la phrase, depuis "et qu'on ", ajoutée en interligne.

4. Cf. le récit des mêmes événements dans la lettre 68 à Vaudoyer ci-dessus.

5. Ms: tache d'encre.

6. Travaux remis depuis l'été précédent. Voir à ce sujet Cor, IX, lettre 126 et sa note 2.

7. Voir la note 2 de la lettre 68 à Vaudoyer ci-dessus.

8. Allusion à la lettre 68 à Vaudoyer ci-dessus.

9. Ms: tache d'encre.

10. Voir à ce sujet la note 5 de la lettre 67 à Lauris ci-dessus.

11. Claude Farrère, dans Paris-Journal: " Ouvrez Lucien. De la première page à la dernière, pas un mot léger, pas une gravelure... Vous fermez le volume: vous gardez de votre lecture mieux qu'un souvenir littéraire, mieux qu'une émotion artistique : un enseignement." Citation tirée de Comœdia, 14 juillet 1910, p. 5, placard publicitaire, Quelques opinions autorisées sur Lucien, le Nouveau Roman de Binet-Valmer. Claude Farrère, pseudonyme de Frédéric­Charles-Pierre-Edouard Bargone (1876-1957), lieutenant de vaisseau à Toulon, et romancier, auteur de Les Civilisés, prix Goncourt de 1905.

12. Gaston Deschamps, Le Temps, dimanche 17 juillet 1910, p. 2 " Nous ne sommes pas habitués, chez nous, à des sujets de conversation, qui, paraît-il, ne choquent pas toujours la délicatesse des esthètes sur les bords de la Tamise et. sur les rives de la Sprée. On ne trouverait pas, je crois, dans tout le répertoire de la littérature française, un seul exemple du mauvais goût qui dépare les Sonnets de Shakespeare. Ici, sur la rive droite et sur la rive gauche de la Seine - principalement sur la rive gauche - nous laissons ces sujets à l'investigation discrète des gens de police ou à la curiosité professionnelle des cliniciens. " - Charles-Pierre-Gaston-Napoléon Deschamps (1861-1931), critique littéraire du Temps, où il succéda à Anatole France en 1893. Il continua à y collaborer jusqu'en 1911. Il parle de " la prose poétique fluide " de Romain Rolland (Le Temps, 10 décembre 1905).

13. Allusion à Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert.

14. MS: tache d'encre ici: il y en a sur chaque page de la lettre. 15. Sic. Dionysos, l'un des noms grecs de Bacchus, dieu du vin. 16. Ms: T.S.V.P.

17. Fémina, 15 juillet 1910, p. 381, L e Mois musical : Notes sur des Votes. A l'Opéra: Salomé - Opéra-Comique: Le Mariage de Télémaque - Concert Risler - Les ballets russes. A propos du concert symphonique dirigé par Edouard Risler, Hahn écrit: " M. Risler avait demandé le concours de M. Vincent d'Indy, en quoi il avait raison - et celui de l'orchestre de la Schola, en quoi il a eu tort! " Il s'agit de l'École de musique de la Schola cantorum, fondée par Guilmant, Vincent d'Indy et Charles Bordes en 1894.

18. Au sujet de Salomé, poème d'Oscar Wilde, musique de Richard Strauss, dont la première représentation eut lieu à l'Opéra le 6 mai 1910, Reynaldo Hahn écrit: " On peut détester la musique de Salomé, on ne peut point ne pas la subir, et c'est, je pense, le plus grand éloge qu'on en puisse faire si, comme je le crois, le dessein de M. Richard Strauss a été de dompter l'auditeur par la force, de le subjuguer par une formidable dépense de magnétisme, de le soumettre à l'impitoyable ascendant de sa volonté. [...] " Richard Strauss (1864-1949), le compositeur allemand qui suivit de très près l'influence de Wagner. - Il sera question de lui à propos de " la mauvaise musique " : Guermantes, II, 449.

19. Allusion au Mariage de Télémaque, comédie lyrique en cinq actes et six tableaux de Jules Maître et Maurice Donnay, musique de Claude Terrasse (1867-1923), qui était l'auteur de plusieurs opérettes. Hahn écrit: " La musique de M. Claude Terrasse manque totalement " d'humanités "; son ironie a quelque chose de trop fruste, son style des négligences trop nombreuses; elle admet trop fréquemment - sans doute est-ce une façon de pratiquer l'anachronisme - des échos familiers. "

20. A propos des Ballets russes, Hahn fait allusion à " Gisèle, le célèbre et insipide ballet d'A. Adam. " - Il s'agit du compositeur de musique Adolphe-Charles-Adam (1803-1856). - Proust n'aura pas moins de " méchanceté " que son ami pour la musique d'Adam. Dans une scène d'une piquante ironie, il fera exprimer par le duc de Guermantes de l'enthousiasme pour la musique d'Adam et d'Auber, laissant entendre par là que ce sont des exemples de ce qui plaît aux personnes ayant " le goût instinctif de la mauvaise musique " : Le Côté de Guermantes, II, 449 et 191.

21. Allusion à une photographie qui accompagne un article de Jules Huret sur l'Amérique, montrant le défilé des mannequins chez Wanamaker.

22. Il s'agit d'Henri Duvernois, pseudonyme de Simon Schabacher (1875-1937), qui tenait la rubrique Les Livres de la Quinzaine, dans Fémina. Le numéro du 15 juillet 1910, p. 381, de cette revue venait de donner un échantillon de sa critique. Il avait fait paraître quelques romans, dont Les Marchandes d'oubli, paru chez Albin Michel au mois de juillet 1909.

23. Il semble être question du prix Balzac que le comité de la Société des Gens de lettres avait accordé à Henri Duvernois et à d'autres candidats dans sa séance du 13 décembre 1909. - Le Figaro, 14 décembre 1909, p. 3. Cf. Cor, VI, 154, note 5.

24. Voir à ce sujet la note 2 de la lettre 59 à Daireaux ci-dessus.