Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-74

[Cabourg], Jeudi [4 août 1910] 1

 

 

Mon petit Bunchtniduls

 

Je vous ai hescrit et deschiré, hexpliquerai. Pouvez­vous me dire si Darcissac 2 est à Paris car je souffre tellement des dents que je reviendrais peut'être pour le voir.

Vous ne m'avez pas répondu pour Guiraud Rivière 3 dont je n'aurais peut'être pas besoin, mais Ulrich (confidentiel) s'est éclipsé par suite d'histoire amoureuse, séquestre, recherché par ses parents (tombeau) et je ne me soucie point dans ces conditions de le faire venir à Cabourg où j'aurais l'air de le cacher. D'ailleurs je vais peut'être être forcé par dents de rebenir.

J'ai reçu une lettre très gentille de Madame Lemaire et y aurais déjà répondu si je n'étais souffrant. Avant de vous dire adieu je veux vous dire nouvelle que ne savez pas, c'est que vous êtes excessivement guerchtnibels [.]

 

B

 

Si vous restez Parigi 4 vous confierais peut'être mission de haute confiance 5. Vous ai-je dit qu'il y a ici les Roussy et Valentine Thomson 6. Nous avons déploré que mon Bunchtniduls ne soit pas encore décorsé 7.

Croyez-vous que Williams 8 fasse plus ou moins mal que Darcissac pour mettre de la gutta 9 etc. Est-il plus " doux ".

Les appels de Flaubert disant à Bouilhet dans sa solitude : " Es-tu content de moi " 10 ou d'une petite fille à sa poupée ne sont rien auprès de mes paroles à haute voix toute la nuit: " O mon bunibuls ne trouves-tu pas que c'est assez genstil etc. " Le nom de Reynaldo comme dirait Virgile 11 (et tout aussi naturellement) va peut'être jusqu'aux oreilles de mes amis Leclanché, mes voisins 12.


1. Hahn 187-188 (n° CXXIII). Lettre datée seulement de Jeudi, doit dater du jeudi 4 août 1910: allusion à Guiraud Rivière (note 3 ci-après); déception que le destinataire ne soit pas parmi les décorés (note 7). Cf. la mention des Roussy et la note 6.

2. Darcissac, chirurgien-dentiste, rue Pigalle, 28. P.-Hach. 1911, p. 357.

3. Allusion à la lettre 71 du même au même, que nous situons entre le 20 et le 31 juillet 1910 ci-dessus.

4. Parigi : nom italien de Paris.

5. Il s'agit vraisemblablement des montres que Proust voulait offrir aux demoiselles d'Alton. Il en sera question dans la lettre 80 du même au même ci-après.

6. Voir Cor, IX, note 6 de la lettre 86. - Valentine Thomson, la plus jeune sœur de Mme Gustave Roussy, née Marguerite Thomson (1884-1967). - Le Figaro du 27 juillet 1910, p. 7, sous la rubrique Déplacements et Villégiatures, note: Mme Gustave Roussy, à Cabourg.

7. Allusion à la promotion du ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, annoncée dans le Journal des Débats, le Figaro et le Gaulois du 3 août 1910.

8. Williams, chirurgien-dentiste, qui demeurait au deuxième étage du 102, boulevard Haussmann, au-dessus de l'étage de Proust. P.-Hach. 1912, liste des rues, p. 274. Voir Cor, VIII, 287, note 2, où nous indiquons par erreur le nom d'Edwards au lieu de celui de Williams.

9. gutta percha: voir Cor, IX, note 3 de la lettre 76.

10. Allusion à la lettre que Flaubert adresse à Louis Bouilhet de Croisset, le 10 mai 1855: " Je me suis embêté (pardon de la répétition) assez bravement pendant les deux ou trois jours qui ont suivi ton départ. Puis j'ai rempoigné la Bovary avec rage. Bref, depuis que tu es parti j'ai fait six pages, dans lesquelles je me suis livré alternativement à l'élégie et à la narration. Je persécute les métaphores et bannis à outrance les analyses morales. Es-tu content? Suis-je beau? n Nous soulignons. Gustave Flaubert, Correspondance Troisième série (1854­1864). Paris, Louis Conard, MDCCCCX, pp. 20-21.

11. Cf. Virgile, Bucoliques, VI, 9-12 et IX, 26-29.

12. Il s'agit de Maurice Leclanché et de sa femme, née Marie Courtois, laquelle avait épousé en premières noces un nommé Renard. Ils demeurent dans un hôtel particulier boulevard Malesherbes, 114. Le Figaro du 14 août 1910, p.-2, note leur présence à Deauville-Trouville, en même temps que M. Emile Straus et M. Paul Hervieu.