Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Paris, le samedi soir 1er? octobre 1910] 1
Mon cher vieux petit Bunibuls,
En rentrant quoique j'étais sûr qu'avec moschante grève 2 tu n'étais pas venu à Paris, j'étais tellement envie de te voir que j'ai dit à Albaret 3 d'aller chez Larue, chez Weber demander si le Bunibuls de M. Proust n'était pas venu, et s'il était là qu'il vienne vite car on désirait absolument lui donner un bonsjour. Et cette commission (papier déchiré trop faschant. N'attends pas de moi que je recommence sur une autre feuille, ô mon ami. Même pour toi je ne me sens pas capable de le faire. Je ne le ferais que pour un étranger) à peine donnée à Albaret, je rentre (du concert Mayol) 4 et je retrouve m'ouvrant la porte, Mayol (que je venais de quitter) sous les traits de Nicolas qui me dit que tu es venu. Alors j'ai été si fasché, et ça me fit même penser que j'ai laissé la sonnette par ici pour si tu venais
J'étais seul, j'attendais auprès de la fenêtre
C'était il m'en souvient par une nuit d'automne,
Ou plutôt Bunibuls c'était cette nuit-ci
Dans mon esprit lassé berçait de noirs soucis 5
Et je me disais : Albaret ne l'a pas trouvé, et peut'être en ce moment, ne sachant pas que je suis renstré, renstrant lui-même rue Alfred de Vigny, il passe sans lever les yeux
Devant la maison - noire
De celui qui l'adore 6
Quelle meilleure transition que cette citation affreuse de l'affreuse Damnation de Faust, pour vous dire que j'ai envoyé François Berlioz à Larue, en mon nom et sans plus parler d'Hermann 7 puisque pouvant être Mécène il ne veut même pas être... Doucet 8! et à Charier (Durand) 9 avec un papier sur lequel j'écrivis M. Reynaldo Hahn présente tous ses compliments 10 à M. Charier et lui adresse le porteur de cette lettre François Berlioz ancien chef de rang au café de la Paix qui sollicite une place de commis de rang.
Dis-moi le numéro de Clarita 11 moschant.
Mopchant malgré la verve apparente (apparente pour moi du moins, tu la trouveras (encore deschire, je n'ai plus qu'à pousser le cri suprême de la douleur et du renoncement: merde) tu trouveras peut'être au contraire cette lettre terne et morne, ton bunibuls a été très, très très malade ces jours-ci, et un peu hensbêté, craignant que non certes le mal lui-même, mais les crises qui le déclenchent, ne soient causées par le Liège il a envie de partir pour... Valenciennes! voir maison du pauvre petit Watteau 12. Je remplacerais plus volontiers le parfum néfaste du liège par celui des Iles Borromées, mais j'ai peur de choléra 13. Si je le prenais ce serait vraiment le cas de dire: " souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire " 14.
Adieu mon vieux boschant.
Mayol est sublime 15. Je voulais lui écrire d'avance de chanter Viens poupoule et Une fleur du pavé 16, mais j'ai eu peur du ridicule et surtout de l'inefficacité [.]
Ceci est un bonsjour.
Buncht.
Lire avec attention cette lettre car elle est assez spirituelle [.]
1. Hahn 192-193 (n° CXXVI), quelques coupures. Proust écrit cette lettre au moment de son retour de Cabourg à Paris en 1910; elle se situe entre le 27 septembre (date d'un télégramme adressé de Cabourg à Plantevignes) et le 6 octobre 1910 (date d'une lettre à Dreyfus). Les allusions au concert Mayol (note 4 ci-après), à la grève (note 2) semblent situer cette lettre au samedi soir 1°' octobre 1910.
2. Une grève des chemins de fer semble imminente depuis quelque temps. Le Journal des Débats du 24 septembre 1910, p. 3, sous la manchette Nouvelles du Jour: chez les Cheminots, annonce: " [...1 le groupe de Petit-Croix du Syndicat National a voté l'ordre du jour suivant: Estimant que toute la conciliation possible ayant été tentée, il n'est plus, devant l'intransigeance des Compagnies, qu'un seul moyen pour les cheminots, afin d'arracher une modeste augmentation de salaires : la grève; Décident de cesser le travail dès que le Comité de grève en aura donné le signal. " Le 27 suivant, le même journal indique une semblable décision de la part des cheminots de Mâcon. La grève générale des chemins de fer se déclenche finalement le 11 octobre.
3. Première mention d'Odilon Albaret (1881-1960), chauffeur de taxi de la compagnie des Taximètres "Unie ". C'est Albaret qui avait ramené Proust à Paris. - Voir Cor, VII, 290, note 10.
4. Le Figaro du 27 septembre 1910 annonce, p. 5, qu'il y aura au Concert Mayol, pour le samedi 1°' octobre, changement complet de programme, et que Mayol chantera ses dernières nouveautés.
5. Cf. Alfred de Musset, La Nuit d'octobre, douzième strophe :
C'était, il m'en souvient, par une nuit d'automne,
6. Voir ci-dessus, la note 6 de la lettre 52. Cf. Damnation de Faust, scène 12, Sérénade de Méphistophélès et Chœur de Follets :
Devant la maison, de celui qui t'adore
7. Allusion au service que Proust avait demandé dans sa lettre précédente au même, en faveur de François Berlioz.
8. Il s'agit de Jacques-Antoine Doucet (1853-1929), couturier et collectionneur.
9. Le Paris-Hachette de 1911 indique, sous restaurants et bouillons, p. 899: " Durand (Charier et Gros suce.), 24, rue Royale et 2, place de la Madeleine. Le restaurant Larue était en face, 27, rue Royale et 3, place de la Madeleine. Ibid., liste des rues, pp. 353 et 536.
11. Il s'agit d'une des sœurs du destinataire, Mme Miguel Seminario, née Clarita Hahn. Cf. Cor, VII, 269, note 4. Cette dernière aura plus tard une fille qui aura le même prénom et qui épousera Philippe comte de Forceville.
12. Le peintre Antoine Watteau (1684-1721) était en effet natif de Valenciennes, dans le département du Nord.
13. Il semble en effet que le bruit ait couru de cas de choléra dans le nord de l'Italie. Le Journal du 22 août 1910, p. 4, publie une dépêche de Vienne signalant trois cas certains et une vingtaine de cas suspects à Trieste. L'Aurore du 25 août, p. 3, affirme: " Contrairement aux allégations de certains journaux suisses, on dément catégoriquement que des cas de choléra aient été signalés à Milan. " La Petite République du 27 août, p. 3, annonce: " Une note officieuse à propos
14. Cf. La Fontaine, Fables, livre XII, fable 6, Le Cerf malade, vers
D'un mal il tomba dans un pire
15. Ms: mot souligné quatre fois.
16. Dans une lettre du même au même que nous datons du lundi soir 7 octobre 1907, parlant de Mayol, Proust écrit: " Si je pensais pouvoir pour une somme modique le faire venir et lui faire chanter Viens Poupoule et Un ange du pavé je le ferais. " En parlant d'Un ange du pavé et d'Une fleur du pavé, il doit faire allusion à la même chanson. Voir Cor, VII, 281 et 183, note 8.