Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-121

[Le samedi 4 mars 1911] 1

 

 

 

Mon vieux petit Bugnibuls

 

J'ai vu Figarro note sur la réception de M. de Diaghilew 2. Mais j'aimerais bien que celles chez la Grande Duchesse y soient aussi. Ne peux-tu m'envoyer notes. Il les faudrait pour les Mondanités 3. Car si on fait une note à son retour cela a trop l'air fait comme pour Sorel, etc. Il faut que ce soit de temps en temps et sans parler de toi, te citant comme par hasard.

Votre 4 éblouissant article sur les Maîtres Chanteurs met en relief avec une délicatesse prodigieuse la contradiction qui m'avait frappé et à laquelle tu attribues une profondeur que Wagner n'a certainement pas eue, etc. 5. Car on ne comprend pas que les mêmes personnes qui ont haussé les épaules à un morceau que Wagner a fait de son mieux, sentent couler leurs larmes devant un autre morceau du même auteur. Quant à Beckmesser ta mauvaise foi dépasse toutes bornes 6. Comme il est probable que quelqu'un qui apprendrait par cœur des paroles retiendrait

braillent pour brillent
raidis pour paradis
ogresse pour ivresse, etc.

c'est-à-dire des mots d'un sens opposé, alors que si on se rappelait mal on se rappellerait des mots différents mais de même sens. C'est déjà assez invraisemblable s'il n'y a pas eu mystification de Sachs, qu'il ait lu 7 à ce point de travers, mais du moins, cela ne peut-il s'expliquer qu'en lisant. Et dans votre désir de confondre votre Bunibuls et de le perdre à tout jamais comme vous fites jadis pour Thomson et Sarah Bernhardt, vous avez dépassé la mesure. Car votre Buncht fait maintenant plus attention. Et il ne se laissera plus déconsidérer ainsi.

De même j'ai en effet dit quelques bêtises dans ma lettre sur Pelléas mais si vous remplacez Malbrough par le Roi de Thulé c'est irréprochable 8. La déclamation est plus voisine de Gounod que de Wagner. Au fond combien les " Capulet, les Montaigu " étaient bien et moins fatigants que

Tris              Sieg

      tan                fried 9

En tous cas croyez bien que votre Guncht n'a plus cru à l' " humanité " célébrée de cela qu'à la " primitivité " de Marguerite Audoux 10. Mais, peut'être sans valeur, peut'être justement pour cela car je sens s'exercer en littérature sur les non littérateurs une chose qu'ils appellent le charme et qui est ce que je déteste le plus et qui signifie le moins le mérite, ce charme avec une continuité qui s'appellerait de la monotonie ou de la personnalité selon les dispositions de l'auditeur, s'exerce sur moi avec un ensorcellement que je n'ai pas connu depuis Mayol.

Je demande perpétuellement Pelléas au théâtrophone 11 comme j'allais au Concert Mayol. Et tout le reste du temps il n'y a pas un mot qui ne me revienne. Les parties que j'aime le mieux sont celles de musique sans parole (mais y a-t-il un intérêt â savoir ce que j'aime dans Pelléas !!). Il est vrai que celle du souterrain méphitique et vertigineux par exemple, est si peu méphitique et vertigineuse qu'elle me paraîtrait aller très bien sur la Fontaine de Bandusie 12. Mais à côté de cela, par exemple quand Pelléas sort du souterrain sur un

Ah ! je respire enfin

calqué de Fidelio 13, il y a quelques lignes vraiment imprégnées de la fraîcheur de la mer et de l'odeur des roses que la brise lui apporte. Cela n'a rien d' " humain " naturellement mais est d'une pœsie délicieuse, quoique étant, autant que je puis supposer par comparaison, ce que je détesterais le plus si j'aimais vraiment la musique, c'est-à-dire n'étant que " notation " fugace au lieu de ces morceaux où Wagner expéctore tout ce qu'il contient de près, de loin, d'aisé, de difficile sur un sujet (seule chose que j'estime en littérature). Ce passage délicieux finit par un strict équivalent musical de mon " bien gentil " (par Reboux) que je signalerai à Buncht. De même sans continuer ces révélations pleines d'intérêt, je montrerai à Buncht une phrase

On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps

qui serait adorable dans Werther 14. Mais ce que je hais c'est la distinction obtenue jetant par dessus bord tout ce qu'on a à exprimer (comme Marcel Boulenger), par où je comptais humilier Debussy sous les pieds de mon cher Buniguls de génie qui lui fait juste le contraire - si la seule pensée d'une comparaison maintenant que je vois ce qu'il pense de Pelléas ne devait lui faire horreur. Et pourtant... Et même pour l'orchestre tandis qu'une Forêt etc. m'assomment de leur lourdeur, je retrouve là comme dans la Fête chez Thérèse, obtenu par une décantation déloyale et moins poétique infiniment, une fine et légère et toujours originale et charmante musique.

Genstil pardonnez-moi d'avoir excédé pour des années le droit de dire des bêtises, d'autant plus que mon extrême fatigue les fait présenter sous une forme fragmentaire, maladroite et terrorisée qui doit vous faire vous moquer même plus de votre pauvre Buncht, qui a un peu pleursé de voir bon accueil du Dieu Bleu 15. Est-ce vrai qu'ils l'ont aimé?

Quand j'ai reçu lettre de Bugninuls je balançais pour l'ouvrir 16 entre crainte qu'en route dans les postes pêle mêle avec lettres sibériennes elle n'ait pris bacilles pestueux et me donne Peste, et désir de lire les petites guninulcheries de mon Buncht 17. Je dois dire que je ne balançais gueres, car la crainte du bacille l'emportait cent fois sur désir. Mais j'ai pensé que partout où je la cacherais bacille se répandrait dans chambre et j'ai vite ouvert.

Ne faites pas ma commission à Vestris qui ne m'intéressait qu' " en tant que " victime comme dirait la Comtesse Murat, et si pas victime, merde 18. En revanche dites mille choses à Bakhst 19 qui dès la première minute a été charmant pour moi (il est vrai qu'il l'est avec tout le monde, mais enfin j'ai cru à une nuance) et que j'admire prodigieusement, ne connaissant rien de plus beau que Sherazade.

Je pense que vos griefs contre Bernstein sont tombés devant les saloperies qu'on lui a fait[es] et l'admirable attitude qu'il a su conserver 20.

Adieu mon trop genstil

Binibuls.

 

Cocto 21 m'a écrit sur le même sujet une lettre à côté de laquelle celle dont vous me parlez eût pu être signée Alceste, Obermann, Hamlet, Werther et Jacques le Fataliste, et à côté de laquelle encore le début de l'ouverture de Carmen est résigné, septentrional et lent.

Faites attention à la pagination[.].


 

1. Hahn 200-204 (n° CXXIX). L'allusion à une note du Figaro sur une réception de Diaghilew (note 2 ci-après) semble situer cette lettre au samedi 4 mars 1911.

2. Allusion à la note parue dans Le Figaro du samedi 4 mars 1911, p. 6, Courrier des Théâtres, par Serge Basset : " De Saint-Pétersbourg L'arrivée de M. Reynaldo Hahn à Pétersbourg a été le prétexte de nombreuses manifestations en l'honneur de l'éminent compositeur français. La plus importante et la plus cordiale aussi a eu lieu hier. M. Serge de Diaghilew avait convié les personnalités artistiques les plus marquantes de Pétersbourg à fêter en un banquet la présence de M. Reynaldo Hahn en Russie.
" Les représentants les plus distingués du monde de la musique, de la peinture, de la chorégraphie et de la grande presse avaient répondu à l'invitation de M. de Diaghilew. Citons les compositeurs Alexandre Glazounow, directeur du Conservatoire; A. Liadow, N. Tcherepnine, les peintres Léon Bakst, Serow, Golovine, Rœrich ; parmi les artistes: R. P. Karsavina, Ludmilla Schollar, Vera Fokina, Michel Fokine, W. Nijinski, Bolm ; les barons de Benckendorff et Dimitri de Gunzbourg.
" A l'issue du dîner, M. Reynaldo Hahn et le baron Medem, professeur au Conservatoire, ont fait entendre à deux pianos la partition du Dieu bleu, le nouveau ballet que M. R. Hahn a composé à l'intention de la prochaine saison de ballet russe. Cette lecture a provoqué d'unanimes acclamations. La soirée s'est terminée par des mélodies que M. Reynaldo Hahn a chantées et par des pièces de piano exécutées par M. Glazounow. "

3. Le Figaro du 17 mars 1911, p. 3, publiera une telle note sous la rubrique Le Monde et la Ville, par E. Delaroche : " Notre correspondant de Pétersbourg, M. René Marchand, signalait récemment l'accueil extrêmement flatteur dont M. Reynaldo Hahn avait été l'objet durant son séjour dans la capitale russe. Un de nos amis nous écrivait hier que rarement compositeur français avait été plus fêté par la haute société russe.
" C'est ainsi que S. A. la grande-duchesse Wladimir [...] a donné, en l'honneur de l'auteur de la Fête chez Thérèse, un dîner suivi de soirée et dont les principaux invités étaient [...]
" Le lendemain, le comte Schérémetieff réunissait, pour les faire entendre à M. Reynaldo Hahn, ses admirables chantres, et conviait également à cette audition si hautement artistique, que l'Impératrice douairière honora de sa présence, les notabilités mondaines et artistiques de Pétersbourg.
" Enfin - toujours en l'honneur de notre jeune et brillant compatriote - Mme Sasonow et le ministre des affaires étrangères [...] donnèrent un grand dîner dont les convives étaient: LL. AA. II. le grand duc et la grande duchesse Cyrille, le grand-duc Boris [...] ".

4. Ms. : Votre, en surcharge sur Ton.

5. Allusion â la lettre précédente du même au même, et à l'article du destinataire paru dans Le Journal, 21 février 1911, p. 5, sous le titre: Premières représentations/ Opéra - Reprise des Maîtres Chanteurs de Nüremberg. Voir la note suivante.

6. Le destinataire écrit, dans l'article cité : " Quand Walther, le lendemain, en guise de morceau de concours, leur décrit son rêve en termes d'une beauté si ardente, si hardie, ces braves gens restent-ils insensibles? se montrent-ils offusqués? au contraire, ils sont touchés au cœur, des larmes leur viennent, ils reconnaissent le génie du jeune homme et le proclament maître. Savez-vous pourquoi? Tout simplement parce que, sur le conseil de Hans Sachs, dont l'âme généreuse avait tout de suite été gagnée â Walther, celui-ci, sans rien sacrifier de son inspiration lui a donné un tour plus régulier, une apparence plus accessible, une expression plus claire. Il s'est montré plus simple aussi, avouons-le, la veille, il avait un peu voulu " épater " ses juges. Et, en conscience, ils n'avaient pas tout à fait tort en l'envoyant promener. [...] M. Rigaux a fort bien joué le premier acte et certaines parties des deux autres. Mais il manque de fiel et de mordant; Beckmesser n'est pas que ridicule, il est mauvais, capable de tout M. Rigaux ne le montre pas assez. [...] "

7. Ms : lu, mot souligné deux fois.

8. Cf. la lettre précédente du même au même ci-dessus à ce sujet.

9. Allusion à l'opéra de Gounod, Roméo et Juliette (1867), que Proust compare ici à Tristan et Yseut, de Wagner.

10. Marguerite Audoux (1865-1937) avait récemment obtenu le prix Fémina de 1910 pour son roman Marie-Claire, paru chez Fasquelle et patronné par Octave Mirbeau.

11. Ms : demandais, mot barré.

12. Allusion à la mélodie que Reynaldo Hahn composa sur l'ode d'Horace O fons bandusiae.

13. Opéra en trois actes (1805) de Beethoven.

14. Opéra de Massenet. Voir Cor, IX, note 3 de la lettre 86.

15. Allusion à la note citée au commencement de la lettre. Voir la note 2 ci-dessus, dernier paragraphe. - Le Dieu bleu, ballet de Cocteau et Frédéric de Madrazo avec musique de Reynaldo Hahn. La première représentation, qu'on annonça pour être donnée à l'automne â Covent Garden, Londres, eut lieu à Paris, théâtre du Châtelet, le 13 mai 1912.

16. Ms : pour l'ouvrir, mots ajoutés en interligne.

17. Le Figaro du 21 février 1911, p. 2, publie un entrefilet sous la rubrique A l'Étranger / La peste : " Iskoutsk, 20 février. Sous la présidence du haut inspecteur sanitaire Malinovski, une conférence a commencé aujourd'hui la discussion des mesures â prendre contre la pénétration de la peste. A cette conférence ont pris part des représentants du chemin de fer de l'Est chinois et du chemin de fer sibérien. " Le Figaro du 2 mars suivant, p. 4, sous la rubrique A l'Étranger / Courtes dépêches : " On annonce officiellement un premier cas de peste à Blagovestchenck (Sibérie). [...] "

18. Allusion au commencement de la lettre précédente du même su même ci-dessus. - Notons du reste que le mot " victime " est employé expressément dans l'article consacré à cet incident dans Comœdia, 14 février 1911 : " Nijinski, l'un des plus ardents et des plus notoires représentants de la jeune danse russe, n'était-il point depuis longtemps une victime désignée? "

19. sic.

20. Allusion aux attaques de Léon Daudet dans l'Action française, et aux bruyantes manifestations des " Camelots du roi ", lors des premières représentations su Théâtre-Français d'Agrès moi, pièce d'Henry Bernstein. On faisait grief à l'auteur d'avoir interrompu, treize ans auparavant, son service militaire quatre mois avant d'être libéré. Il y eut une série de duels. Le 28 février, Bernstein retira sa pièce.

21. Jean Cocteau.