Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XI-100

GRAND HOTEL
CABOURG [Le 17 ou le 18 août 1912] 1

 

Mon petit Bunchtniguls

 

Quoique vous m'abandonnerez je regarde beaucoup votre petit visage et pense et pense. Et j'ai eu bien chagrin mort de Massenet à cause de souvenirs pour moi et plus en réfléchissant à souvenirs pour vous 2. Je sais qu'il vous avait desillusionné. Mais enfin après cette desillusion, le souvenir des années confiantes revenait tout de même et dernièrement il était allé vous voir bien genstiment m'avez-vous raconté. Et puis l'immondice de Jullien 3 ou les ruses grammaticales de Brussel pour ne pas se laisser extorquer un aveu formel d'admiration 4, quand on pense à tout ce qu'on écrit sur des ordures, et lui à tant de grâce, de vérité, d'originalité, de naturel qu'il a eus. Et puis enfin il connaissait bien mon petit Buncht, et c'est un miroir brisé. Est-ce que tu reçois seulement mes petites lettres. Pour mêler toujours intérêt à tendresse ce qui est très moschant 5 ne pourrais-tu aller si tu es Paris chez Hopillard 6 voir les tables du milieu du salon. Je la voudrais dans les 400 ou 450 francs. Elle peut être de n'importe quel style, car ils m'ont dit qu'ils avaient de tous 7.

Il est vaguement question que je loue en Septembre une maison dans le petit Beg Meil. Mais cela me semble bien tard.

J'ai vu ici Vaudoyer qui était chez Artus 8. J'ai fait aussi la connaissance de ton amie M° Shaïkewitch 9. Elle a recommandé Suarès à Hébrard 10 qui s'attendait à ce qu'il ne consentît qu'à faire des choses extraordinaires, et qui 11 quand il lui a demandé ce qu'il voulait faire a répondu n'importe ce que vous voudrez. Je crois que je vous ai hescrit ce qu'il dit de Miss Duncan 12 dans un article 13 sur Nijinsky : " La commère de Chicago, aux genoux cagneux etc. " 14.

Les Russes ont brillé à Deauville et dans des pièces où j'aurais aimé les voir 15 mais la pensée qu'ils seraient agrémentés des Murat, Doudeauville etc. m'a fait donner mes billets et rester à Cabourg qui est en effet plus bourg et moins ville, que Deauville. Aussi je ne vois personne que tu connaisses. Peut'être est-ce une chose très connue et que tu sais, mais j'ai été renversé d'apprendre que le jeune Prince de Léon, marié depuis quatre ou cinq ans avec une fille de Jarnac (nul ne le soupçonne) est à Cabourg dans une villa avec une cocotte. Bien plus d'Alton est allé avec lui et la cocotte au bal de Deauville 16 et préalablement à un dîner que Fels leur donnait. J'ai appris à Paris avant mon départ - via Bibesco mais Tombeau - que Gide et Ghéon, séparément, ne se contentaient pas d'un vague platonisme. Et la précision des choses que j'ai apprises m'a rendu plus révoltante l'hypocrisie de Ghéon dans ses articles sur Saint Sébastien 17 etc.

Adieu mon cher oublieur, je te fais mille tendresses Bunibuls.

Ce que je t'ai dit plus haut pour le naturel de Massenet est à cause de ce qu'on redit sans cesse de son manque de naturel. J'aime autant Pelléas que toi tu ne l'aimes pas, mais enfin je trouve que la mort de Manon est plus naturelle que celle de Mélisande. Et sans doute (Brunetière) la mort de Manon dans le roman est-elle déjà plus naturelle que celle de Mélisande dans la pièce. Mais malgré cela l'intonation est plus juste, plus humaine, plus émouvante, et plus originale si (Brunetière) l'originalité qu'il y a dans ce que dit Mélisande serait précisément l'originalité de ce que disait Manon et n'est donc plus originale. Poème d'octobre est bien joli. Et Cette ville où j'ai vu s'envoler 18 aussi. Et encore beaucoup. Et je suis sûr que malgré la méchanceté de Jullien tout cela sera toujours aimé et charmant. C'est cela le seul naturel, le naturel de quelqu'un qui a de la grâce et de la singularité, le naturel de la musique de Massenet et de la prose de Musset et de ses contes en vers.

Adieu mon cher août

 


 

1. ocp Hahn 225-227 (n° CXLVII), quelques noms et mots supprimés. Le papier de l'original porte le nom de l'hôtel en bleu et un écusson à deux lions rampants sous une couronne. Les allusions à la mort de Massenet (note 2 ci-après), aux articles de Jullien (note 3), de Brussel (note 4), de Suarès (note 14), au gala des ballets russes à Deauville (notes 13 et 16) situent cette lettre peu après le 16 août 1912. Comme Proust n'a pas encore lu l'article du destinataire sur Massenet, il doit écrire le 17 ou le 18 août 1912.

2. Julien-Émile-Frédéric, dit Jules Massenet (1842-1912), mourut à Paris le 13 août. Il était professeur au Conservatoire depuis 1878; Reynaldo Hahn fut son élève.

3. Allusion à l'article d'Adolphe Jullien intitulé Jules Massenet, paru dans le Journal des Débats du 14 août 1912, page 1. Proust fait peut-être allusion à la phrase que voici: " Il fut bientôt visible que sa nature extraordinairement sensible et nerveuse s'imprimait trop uniformément sur tous ses ouvrages, et que sa musique, enlaçante et mielleuse comme sa parole, restait toujours un peu trop la même. [...1 " - Jean-Lucien-Adolphe Jullien (1845-1932), musicographe français, critique musical au Journal des Débats de 1879 à 1928.

4. Allusion à l'article intitulé Massenet, par Robert Brussel, paru dans Le Figaro du 14 août 1912, page 1. Voici peut-être le passage incriminé par Proust : " Il restera, à défaut même de son œuvre, Massenet lui-même, la phrase caractéristique qu'il a inventée, non point née de Gounod comme on l'a dit, non point bâtarde de Schumann comme on l'a écrit, mais dont l'enveloppante caresse restera comme un type unique dans notre littérature musicale. [...] "

5. Ms : ce qui est très moschant, mots ajoutés en interligne; ces mêmes mots sont omis dans l'édition.

6. Sic. Hopilliart et Leroy, antiquaires. Voir Cor, X, lettre 181 et sa note 2.

7. Proust cherche une table qu'il puisse offrir, semble-t-il, à André Beaunier et sa femme. Voir la lettre 149 à cette dernière ci-après. 8. Voir à ce sujet la lettre 95 à Vaudoyer ci-dessus.

9. Sic. Il s'agit de Marie Scheikévitch, née vers 1883, la fille d'un avocat russe, épouse divorcée de Pierre Carolus-Duran, fils du peintre célèbre. - Elle va jouer un rôle d'une certaine importance dans le lancement de Du côté de chez Swann. Proust songera peut-être à elle pour le portrait de Mme Timoléon d'Amoncourt, dans Sodome et Gomorrhe : II, 666-668. - Le Figaro signale la présence de Mme Scheikévitch dans la région d'Houlgate, le 11 et le 25 août 1912.

10. Adrien Hébrard, directeur du journal Le Temps. Voir Cor, VI, 121, note 8.

11. Ms : qui, mot ajouté en interligne.

12. Isadora Duncan (1878-1927), danseuse américaine qui s'inspira des monuments antiques de la Grèce pour renouveler la danse. Elle eut une vie tourmentée.

13. Ms : de Chicago, mots barrés.

14. Allusion à l'article paru dans la Nouvelle Revue Française du 1°' août 1912, n'44, pp. 332-333, Chronique de Caërdal VII: Beauté de la Danse. - On y lit: " Quand une femme ne danse pas pour l'homme, quand ce n'est pas lui qu'elle appelle, elle n'est plus que la commère de Chicago, aux cheveux rares et aux genoux cagneux, que j'ai vue jouer à l'as sur une scène avec son ombre chauve, en piétinant Bach et Beethoven, parce qu'il lui faut bien se venger de l'homme sur les dieux. " - L'auteur était Félix-André-Yves Scantrel (1868-1914), dit André Suarès.

15. Allusion à la fête de gala offerte à Deauville le 16 août. Voir à ce sujet la lettre 94 à Guiche ci-dessus, et sa note 7.

16. Le bal de Deauville eut lieu le 16 août. Le Figaro du 15 août annonce, page 3 : " La soirée de gala donnée vendredi prochain [...] sera suivie d'un bal comme on n'en aura jamais vu sur la côte normande [...J ".

17. Allusion à l'article d'Henri Ghéon sur le Martyre de Saint-Sébastien paru dans la Nouvelle Revue Française, n'31, au mois d'août 1911.

18. Mélodies de Massenet.